La lecture de Marie Alloy

Extraits d’un article sur Le Livre de Gérard Pfister paru sur le site Recours au poème le 19 mars 2023
Toute la durée musicale de la première partie de ce grand Livre nous délivre ses modulations infinies. L’écriture fait l’expérience directe des mots – Le Livre est une partition musicale, un chemin de pensées qui roulent les unes sur les autres, s’enroulent, se déroulent, se tressent, sur un fond apaisé, ouvert, généreux, qui a recours au vide pour trouver sa respiration – fait entrer de l’air entre les lignes des tercets pour rendre audible la vibration de la langue, « comme un chant très lointain ». […]
Les mots ont deux faces nous rappelle Gérard Pfister : ils peuvent nous protéger « par la magie du Verbe », ils peuvent aussi être destructeurs : « les mots ont sur le réel un effet prédateur ». Cette intrusion qu’ils font dans notre vie, au risque de se substituer à la réalité, constitue un réel danger. De leur capacité de description à celle de déformation ou celle d’inventer une autre réalité, nous nous retrouvons « victimes » ou « étrangers au monde ». La désinformation numérique, le fanatisme religieux, la catastrophe écologique, sont engendrés par les mots et « nous en sommes complices ». Mais bien sûr « c’est de notre crédulité qu’il faut nous méfier bien plus que des mots eux-mêmes ».
Pourtant nous dit Gérard Pfister cette matière des mots peut être « noble », « précieuse de possibilités affectives, sensorielles, spirituelles ». Les mots peuvent nous procurer un « ravissement ». Il entre en eux une matière musicale qui constitue la matière verbale. Et d’évoquer le théâtre dans la Grèce antique accompagnant de musique la parole poétique, ou Monteverdi liant ses sonorités au rythme des poèmes chantés. Musique et poésie sont inséparables dans un déroulement temporel toujours transitoire et « infiniment renouvelable » […]
Avec la diversité des mots et des sons, Le Livre se compose en sections de temps pour garder la fraîcheur de son élan poétique et le suspens de son déroulement, par variation d’intensités, comme sur la palette d’un peintre.
Lire est aussi faire l’expérience du Livre, participer au trajet de son écriture, être son témoin actif et son « auditeur ». On entre dans les mots et les mots nous traversent ; l’échange est continu, et la pensée suit (une pensée qui, comme l’expérience, « n’est peut-être // qu’un rêve). Elle naît à ce point de rencontre où ce qui parle rejoint le silence même de « l’expérience des mots ».
La pensée ne précède pas la gestation ni le travail de mise au monde du Livre, elle vient juste après, comme son fruit. « L’expérience des mots » est une décantation, « le moindre mot suffit ». Mais toujours surviennent le vertige, la rencontre, par l’effort des yeux qui « tentent de lire » sur l’horizon, à la vitesse de nos questions, au rythme de nos pulsations.
Transmettre la transparence des mots, avec ce qu’ils reflètent du monde, au plus près de la réalité et non en usant du mot pour le mot. Préserver la fluidité et l’ouverture de la fenêtre qu’ils sont chacun et ensemble pour permettre le passage du sens, du sensible et nous délivrer avec eux des définitions convenues, des significations fixées, pour retrouver une liberté souveraine, celle d’une conscience libre de ressentir et d’exprimer. « Le livre / n’est là // que pour nous délivrer », « Le livre / n’est là // que pour nous accorder ».