AVRIL 2023

Pour Anise

Pressée de vivre. D’habitude Anise était hésitante sur les titres de ses recueils. Alors même que le livre était terminé, aucune expression ne lui semblait pouvoir le désigner. C’est qu’en réalité chaque poème avait pour elle sa propre individualité, si forte que certains d’entre eux la poursuivaient et lui revenaient pendant son sommeil plusieurs années après. Presque aucun d’eux ne portait de titre. A fortiori comment aurait-elle pu imaginer les ranger tous sous un unique intitulé ?

Mais ce livre-ci avait un titre. Évident, définitif : Pressée de vivre. Nous étions à Strasbourg, en novembre 2016, lorsqu’elle m’avait remis ce manuscrit, au sortir de la Journée d’étude que lui avait consacrée, sous la direction de Michèle Finck, l’université de Strasbourg. Comme je lui avais manifesté ma surprise en lisant ce titre, elle m’avait souri d’un air bravache. Ce titre lui ressemblait tant ! Toujours tellement énergique et active malgré l’approche de ses 90 ans. Se délectant de subvertir les conformismes bien-pensants, mais détestant pour elle-même l’idée du moindre laisser-aller : toujours impeccablement habillée, merveilleusement ponctuelle, délicieusement attentive.

Pressée de vivre. Elle savait que ce seraient ses derniers poèmes. Qu’il n’y aurait plus d’autre livre. Pour autant elle avait à leur égard une attitude étrangement détachée. L’ensemble qu’elle m’avait remis était nettement plus volumineux que les manuscrits de ses précédents recueils, six recueils en tout, la totalité de sa production depuis 2005. « Tout ce que j’écrirai maintenant sera pour vous », m’avait-elle dit un jour. Et en me donnant cette chemise, elle avait insisté cette fois plus encore que d’habitude : « Regardez s’il y a là-dedans des choses qui tiennent. Sinon, ne vous embarrassez pas, vous jetez tout ça. » Il n’y avait là nulle coquetterie, non plus que d’inquiétude. Mais un grand besoin de liberté, de lucidité.

Dans ce recueil, un certain nombre de poèmes étaient d’une forme et d’un ton un peu différents. Je lui avais proposé de les mettre à part, à la fin du volume : Pressée de vivre suivi de Après. Bien sûr, ce Après l’avait ravi à la manière d’un petit pied-de-nez au destin. Comme l’avait enchantée que le livre commence par un poème évoquant cette Égypte qu’elle aimait tant et où elle se rendait tous les ans avec sa grande amie Wiebke, aussi spontanée et intrépide qu’elle : « Majestueusement / le Nil traverse le paysage // L’éternité se fait porter / par ses flots » La ravissait plus encore que l’ensemble ainsi organisé se close sur ces deux vers sibyllins : « Nous perdons les questions / à travers les réponses ».

Bien sûr la mort était très présente dans ce recueil. Mais une mort envisagée sous un tout autre mode que ce qu’on pourrait attendre. Je renaîtrai, proclamait avec défi le titre d’un de ses précédents recueils, publié en 2011. Car à l’instar des scribes de l’Égypte antique, Anise Koltz n’envisageait par la mort comme un paisible repos, mais comme la poursuite d’une mystérieuse et redoutable psychomachie, où les identités personnelles se mêlent et les mondes s’inversent : « De quel droit / la mort me revendique-t-elle ? // Déjà j’avance avec l’ombre / de quelqu’un d’autre »

Tous ces poèmes qui viennent hanter le sommeil, de quel univers nous parlent-ils qui n’est ni la mort ni la vie, et qui est peut-être le seul réel ? «Dans la poésie / j’écoute le silence // Dans le silence / j’écoute la mort / et le recommencement » Parfois Anise Koltz se moque. Se voit en Diane chasseresse poursuivant de ses flèches des hordes d’angelots joufflus : « Après ma mort / je chasserai les anges / dans le ciel » S’imagine spectatrice ravie du « nébuleux passage des morts / qui montent vers le ciel // Endroit de rêve / lieu de rencontre des justes / se pavanant avec leurs auréoles ».

Comment être rassuré cependant par ce petit monde d’anges et d’auréoles ? L’interpénétration de la mort et de la vie est bien plus inquiétante que rassurante. Et c’est la nuit que ses manifestations en sont les plus troublantes : « La nuit / les fantômes apparaissent / mes parents décédés / rajeunis par la mort / chargés d’une énergie étrangère // Je les observe / sans bouger / sous mon cuir chevelu ».

Il faut prendre au sérieux ce que disent les poètes quand ils sont d’authentiques poètes. Margherita Guidacci, quand elle écrit ses Sibylles, en éprouve une indicible terreur. Et il faut lire son récit « Comment j’ai écrit Sibylles » pour pouvoir le mesurer. L’Érythréenne, la Cimmérienne, la Delphique, si l’intensité de leur apparition nous inspire tant d’effroi, ce n’est pas seulement par l’artifice de l’écriture, mais parce que le poète en éprouve encore dans ses mots la terrible expérience.

Je venais d’envoyer à Anise Koltz mon livre Le grand silence où la présence des morts est si puissante. Anise m’en remercia avec sa générosité habituelle, le 9 mai 2011, et commentant le poème, elle eut cette phrase : « Un jour, je te raconterai mes aventures avec les défunts. Inimaginable!» Anise n’était pas coutumière des superlatifs. Je n’ai jamais osé lui demander ce qu’elle avait voulu dire. Ses poèmes disent tout si on les lit attentivement : « Je me couche par terre / l’oreille collée au sol / pour écouter / la respiration de l’aimé / enfermé dans sa tombe // Mort-vivant / Délaissé / sous sa plaque de pierre »

Tous les poèmes d’Anise Koltz ne sont que cette seule interrogation : les vivants n’appartiennent-ils pas déjà au royaume des morts ? Les défunts ne sont-ils pas aussi présents que nous ? Quel est cet espace où les uns et les autres mystérieusement se trouvent déjà réunis ? « Dans notre vie / repose une autre vie / non expérimentée / mais existante / qui nous suivra / jusque dans les ténèbres / de la mort ».

Anise Koltz nous a quittés le 1er mars à l’âge de 94 ans. Mais nous a-t-elle vraiment « quittés »  ? Est-ce bien le mot ? L’expression lui semblerait convenue,  un peu dérisoire, mais elle s’empresserait d’ajouter en riant de bon cœur : « Non, non, laissez. Ce n’est pas grave. C’est très bien comme ça ! »

Nous avions pour elle une profonde affection. Nous aimions sa gravité que toujours tempérait un sourire, son intransigeance que toujours modérait la bonté, sa sauvagerie que toujours voilait une exquise élégance. Le 14 mars 2009 le prix Jean Arp de littérature francophone lui était remis en l’Hôtel de Ville de Strasbourg dans le cadre des Rencontres européennes de littérature. Qu’on nous permette de citer quelques extraits du discours de réception qu’Anise prononça ce jour-là. Ces mots-là sont à son image.

« Je suis chaque fois désorientée et embarrassée lorsqu’on me demande de prendre la parole. Dès que je prononce une phrase j’ai déjà envie de la rejeter pour dire, dans la suivante, le contraire. C’est que j’ai toujours l’impression que l’essentiel m’échappe. La double face – le côté nocturne du réel. N’ayant ni une formation de philosophe, ni de philologue, je ne vous apporterai donc, avant tout, que mes questions, mon inquiétude et mes angoisses.

« On devrait écrire, dit Hemingway, comme s’il s’agissait de persuader une compagnie d’assurance qui serait d’une méfiance extrême. Chaque récit, voire chaque poème, ne sont-ils pas, par ailleurs, la description d’un accident ? Mais comment décrire cet accident ?

 « Rien ne peut être dit, écrit, ni fait qui ne puisse être défini par le langage. Nous l’avons hérité de ceux qui nous ont précédés. Est-ce nous qui le parlons ? Ou bien est-ce le langage qui nous parle ? Nous sommes étroitement liés à cette machinerie du langage dont nous ne savons pas grand-chose. Nous nous débrouillons avec des clichés, des collages… Impossible de saisir la réalité entière à travers ces clichés. […]

« Dans notre monde intérieur nous sommes libres. Il n’a ni contraintes ni obstacles. Notre poème peut donc se situer avant notre naissance, comme après notre mort. Ceci pourrait expliquer l’incompréhension du lecteur face à la poésie d’aujourd’hui., étant donné que le lecteur cherche dans chaque mot le sens littéral sans tenir compte de sa dimension symbolique et de l’aura qui l’entourent… […]

 « Où allons-nous ? Ne faudrait-il pas que nous puissions concevoir une image nouvelle du monde dans lequel nous aimerions vivre ? Où la trouver? Car jamais dans l’histoire de l’humanité il n’y a eu siècle plus barbare que le siècle dernier. Et les horreurs continuent et se multiplient dans tous les coins du monde. Nous voilà impuissants face à tant de misère, de corruption et de manipulation. Faut-il se résigner au désespoir, au découragement ? […]

« Conscients des barbaries de ce monde ainsi que des limites et des possibilités du langage, une tâche importante s’impose néanmoins à nous poètes, “laveurs de mots” ainsi que Francis Ponge nous qualifiait. […] Notre langue reste sacrée. Notre devoir est de la protéger, de la veiller, comme un feu qui ne doit jamais s’éteindre. Car c’est lui qui précisément doit éclairer la nuit du monde. »