Sur « Le Livre des Laudes »

La Lecture d’Olivier Barbarant

Extraits d’un article paru dans Europe, n° 1128, avril 2023

Née en 1953, reconnue récompensée par de nombreux prix dans son pays, connue en France quelques études (celle notamment de Martin Rueff, en 2004, dans numéro 110 de Po&sie consacré à « 30 ans de poésie italienne») depuis peu par une traduction de ses Cent quatrains erotiques (éditions Nous, 2021), Patrizia Valduga enserre dans une forme très classique, souvent l’hendécasyllabe qui tient dans la versification italienne la place éminente de l’alexandrin français, dans des vers rimes une expérience moderne du dessaisissement, dans la nuit érotique ou dans une accablante autant qu’éblouissante âpreté de vie.

L’unité des deux volumes, Requiem et Le Livre des Laudes, conjoints à juste titre par le traducteur, tient à ce qu’il s’agit ici de deux livres de deuil, l’un consacré à l’agonie du père de la poétesse, en 1991 ; l’autre écrit en mémoire de son époux, le poète Giovanni Raboni, mort en 2004. En ayant recours à l’ottava rima pour Requiem (un huitain d’hendécasyllabes aux rimes strictement normées) comme aux distiques rimes pour Le Livre des Laudes, Patrizia Valduga, comme le dit justement la longue étude liminaire du traducteur, « inscrit sa douleur dans un moule métrique à contrainte », mais violente aussi, par le recours à « une écriture littérale, presque apoétique », la majesté des formes qu’elle mine ainsi de l’intérieur. […]

Le dénudement répétitif, obsessionnel du lexique, la dignité de la forme fixe, font toute la splendide violence du texte, comme autant de sanglots que la cuirasse formelle empêcherait de ruis­seler : « Il cuore sanguina, si perde il cuore I goccia a goccia, si piange interiormente, I goccia a goccia, cosi, sema rumore, / e lentamente, tanto lentamente » (« Et le cœur saigne, ainsi se perd le cœur / goutte après goutte, et on pleure en dedans / goutte après goutte, ainsi, oh sans clameur, / et lentement, tellement lentement »). […]

La brièveté, la régularité du vers offrent les filtres permettant d’accéder au plus près de la blessure, en évitant que la douleur «dépasse », qu’elle déborde le trait dans l’expression, comme une couleur qui baverait dans un dessin. Mais c’est bien pourquoi, dans cette suite de poèmes impla­cables, l’enjeu de la forme fixe n’a rien de technique : toute forme ne vit que de sa force, et celle-ci naît toujours du travail intérieur qu’elle permet Autrement dit, si Requiem est à ce point bouleversant, c’est qu’une souffrance personnelle, familiale, se montre sans apprêt mais aussi sans aucune complai­sance intérieure, qu’on n’en retient que la morsure, universelle et partageable, affrontée les yeux ouverts et sans aucune tricherie de langage. […]

Christian Travaux se montre une fois de plus un excellent guide, et la diversité formelle permise par un nombre irrégulier de distiques, qui peuvent aller de quatre vers à des poèmes beaucoup plus longs, ouvre à une variété thématique réunie sous le signe de la prière, parfois rageuse. Remontant parfois jusqu’aux premières découvertes de la jouissance enfantine (« à sept ans une secousse d’orgasme… / Ça a été même une peur de jouir »), Patrizia Valduga paraît offrir en holocauste à l’époux disparu une confession aussi intransigeante que l’était son écriture du deuil : « Oui, je me suis toujours sentie très seule, / éperdument, et désespérément […] // toujours me fuyant, toujours enchaînée, / tu me veux, fils père, éternellement, // ô toi mon accalmie, ô toi qui es / de l’amour malheureux l’amoureux le plus savant… »