Sur « Ce qui n’a pas de nom » et « Hautes-Huttes»

La lecture de Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond

Extraits d’un article paru dans la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, oct.-déc. 2022

Placé sous le signe de Lucrèce (De la nature, I, 1), le premier volume affiche son souhait de renouer avec la belle tradition de la poésie didactique et semble y réussir. Un tu énigmatique et anonyme à l’orée du poème, voilà à qui le poème s’adresse et qui il cherche, ce qu’indique la note liminaire : « toujours le mot veut définir, engendrant les ombres et les monstres, quand la vie seule est ce qu’il faudrait dire » (p. 9), voire « célébrer», sans aucune grandiloquence.

Ce que l’on cherche à dire, c’est « le chatoiement, ce qui toujours semble ici et qui n’a pas de nom », d’où l’avertissement donné dans le premier quatrain, variation sur une formule de Paul Valéry : « Ce qui est sans nom / n’essaie pas de le nommer // ce qui est sans forme / n’essaie pas de le voir » (p. 13). Il y a sans doute en arrière-fond un topos de la poésie contemporaine (voir, encore une fois, Y. Bonnefoy), empruntant à la théologie et la mystique une conception déficitaire du langage, tout en la radicalisant puisque c’est le réel dans son ensemble qui échappe à toute nomination, et non la transcendance de Dieu ou son expérience ineffable. De ce fait, le poème qui se voudrait imitation ou simple description manquerait son propos, engendrant une forme sans vie.

L’unité signifiante du poème ne sera donc pas le mot isolé, mais sa mise en rythme et en échos dans le « flux » de la phrase. Ici, la poétique choisie est au plus près de la théorie du langage professée : le poète pratique bien la langue qu’il défend. G. P. ne propose pas une poésie visuelle – même si, nous le verrons, il emploie des images – mais musicale et rythmique. C’est d’abord la cadence qui soutient la quête et informe les livres. On a ici une poésie d’un souffle rigoureux, mieux : une « danse » admirablement libre dans (et de) ses figures, d’autant plus libre qu’elle est minutieusement réglée dans sa charpente et sa structure. De fait, on a pour les deux volumes, rigoureusement : dix fois cent quatrains composés de deux distiques en vers libres et courts, séparés par un blanc.

Rien ici d’une typographie plastique, mais une indication pour la lecture qu’il faut faire à voix haute. Pause et reprise de souffle, souvent une coupe de l’unité syntaxique qui suspend le sens, laisse vibrer la promesse d’un saut pur, à moins que l’enjambement n’enfièvre la lecture. De fait, le rythme s’emballe parfois, se répète en d’infimes variations de vers ou de syntagmes comme autant d’unités sonores et lexicales, et tient sa magnifique distance. Chaque quatrain pourrait se lire à part, aussi bien que chacune des deux fois dix centuries forme unité, ou bien d’une traite chacun des volumes. Leur longueur est portée par une unique pulsation, une ligne de fond soutient l’ensemble et emporte le lecteur dans son cours : le vœu liminaire d’un poème « qui serait cette parole plus fluide que l’eau» semble exaucé. […]

Ce qui fait matière à poème, c’est l’émotion, le choc qui révèle l’innommé, produit un mouvement dans le cœur, suscite un désir de langage. Mais l’on se tromperait à penser qu’une telle poésie du oui ne peut être qu’un catalogue d’épiphanies fugaces, un album de souvenirs et choses vues. Les circonstances du poème ne sont pas évidentes, et leur contexte importe assez peu, qu’il s’agisse de la musique d’Henry Purcell ou du son des clarines près du hameau vosgien des Hautes Huttes où le poète réside une partie de l’année (Hautes Huttes, op. cit. : Henry Purcell, n° 301-308, 314-316, 801-804 ; clarines dans les Vosges : n° 101-118).

Surtout, si c’est une poésie très érudite, elle n’affiche pas la vaste culture de l’auteur. Significatif est l’index nominum en fin de chacun des deux volumes. Il présente les sources d’inspiration ou les références que l’écriture du poème a convoquées, ou plutôt les « échos », non dans l’ordre des poèmes, mais dans l’ordre alphabétique, avec les numéros des quatrains correspondants. Pour le dire autrement, seul le lecteur qui a cru saisir une allusion pourra la confirmer. Il ne s’agit pas pour autant de réserver de telles reconnaissances à quelques happy few. Plutôt, le poète signale ses dettes et permet à son lecteur de vérifier la conjonction de sa propre expérience avec celle du poète. Quoi qu’il en soit, le fait de les placer dans cet ordre et en fin de volume, montre assez bien qu’aucune de ces références n’est nécessaire à la beauté du poème, à la joie de la lecture. […]

Avec les circonstances et les références culturelles, c’est aussi le juste emploi de l’image – au sens pictural du terme – que l’on voudrait souligner. À la différence par exemple d’un Ph. Jaccottet ou d’un Y. Bonnefoy, G. P. n’a aucune méfiance, les images sont au contraire nécessaires : puisque l’on gaspille sa force et tant de vie « à ne pas voir » (872), elles rendent le sens de la vue et la beauté de ce monde : « l’image seule / est véridique // la beauté seule / dit le réel » (811). […]

Ailleurs, on croit reconnaître une Vierge et c’est en fait une déesse vivifiante et destructrice qui se dessine : « la vierge / aux mille noms // toujours naissante / toujours mourante », « toi féconde infiniment / destructrice // comme la terre / comme l’eau » (480 et 483). Ici encore, le poète est conséquent : une telle plasticité de l’image procède au moins autant de la porosité des souvenirs et fantasmes d’un imaginaire libre à l’égard de ses sources, faisant feu de tout bois, que de l’éthique d’un langage qui ne fige ni ne tue ce qu’il vise : « puisque la langue est meurtrière / écrire avec des sons // des couleurs des mots / qui sauraient enfin chanter » (485). […]

L’ensemble des références et des images employées, tissées librement, reprises avec d’infimes variations dans une cadence soutenue, vise à dire le mystère de la vie et de sa joie. Plusieurs fois, Hautes Huttes évoque une vie mal aimée : « vivre / est-ce cela // périr / et mépriser la vie » (359) ; «Qu’est-il arrivé / à notre vie // que nous sachions / si mal l’aimer » (418) ; « vivre / est-ce cela // nous fuir / et mépriser la vie » (dans une suite consacrée à Alexandre le Grand, 511-518) ; « pourquoi / toujours la vie // est-elle si mal aimée / si mal servie » (523), pour n’en citer que quelques-uns. […]

Devant ou dans cette vie, le poète dit la puissance d’un désir. S’il prend parfois couleurs et vocabulaire sexuels (401-411), c’est un désir plus profond, ontologique qui est exprimé : « nous n’étions / qu’un unique désir // si profond / que nous l’avons oublié » (792), « si simple si nu / ce n’était // que la pure joie / d’exister ». Il « s’égare » parfois dans « l’illusion » (670), puisque son objet réel excède tous les supports et images transitoires sur lesquels il se fixe : « le plus désirable / excède tellement nos désirs // comment sauraient-ils / le reconnaître » (623). […]

G. P. nous offre une poésie à la fois espiègle et rigoureuse, célébrant la vie et de ce fait accueillante à ses drames sans rien céder à la plainte. La langue y est matière à travailler, quelque chose comme une pulsation intérieure ; c’est une poésie spirituelle d’être solidement charnelle, sûre qu’il existe un « absolu présent » (in Présent absolu, oratorio, Paris, Arfuyen, 2014, 181 p.). Il ne s’agit pas seulement de le dire ou d’en témoigner, plutôt d’inviter à sa très haute joie, voire de la susciter.