Juin 2023

Derrière les roseaux

 C’est en 1982 qu’a paru chez Arfuyen le premier livre de Marwan Hoss, Le retour de la neige, avec une encre de Pierre Soulages. Les éditions atteignaient tout juste l’âge de raison – si tant est qu’un véritable éditeur ait le droit de devenir jamais raisonnable… Inaugurée par un recueil de Guillevic, Mammifères, en 1981, la collection « Les Cahiers d’Arfuyen » n’en était qu’à son huitième volume.

Marwan Hoss avait dirigé la Galerie de France, 3, rue du Faubourg Saint-Honoré, devenue sous l’impulsion de Myriam Prévôt et Gildo Caputo l’une des plus prestigieuses galeries d’art internationales. C’est là que je l’avais rencontré,  arrivé depuis peu du Liban et le regard encore ébloui des œuvres de la non-figuration et de l’abstraction lyrique dont la galerie était alors la pionnière. Aux murs étaient exposées les toiles nouvelles d’artistes nommés Alechinsky, Dotremont, Hartung, Manessier, Mušič, Soulages, Zao Wou-Ki. Quelques années plus tard, en 1985, Marwan Hoss créerait à quelques rues de là sa propre galerie, au 12, rue d’Alger, où se retrouveraient bon nombre de ces grands  créateurs, mais aussi des artistes comme Geneviève Asse, Pierrette Bloch, Pierre Buraglio, Henri Hayden, Jean-Paul Riopelle ou Antonio Saura.

Libanais par son père, Marwan Hoss était marqué aussi par l’Italie de sa famille maternelle, une Italie particulièrement cosmopolite et littéraire puisque sa mère était la fille d’un des dirigeants de la Lloyd Adriatico de Trieste, cette ville unique où se mêlent si étroitement cultures latine, germanique et slave. C’est pourquoi, si nous nous nous enthousiasmions pour la peinture, nous parlions avant tout de poésie.

Marwan Hoss était arrivé à Paris en août 1968. Un an plus tard, en octobre 1969, il recevait une lettre de René Char : « L’oiseau-blé n’a rien à envier au coquelicot ou au rare bleuet, ses couleurs sont de neige à midi, de cette neige de juin jamais tombée. » Un an plus tard, cette autre lettre de l’écrivain de L’Isle-sur-la-Sorgue : « Sur la ligne de l’horizon où vous m’êtes apparu, je ne vous confonds avec aucun autre, car les apparitions justes sont rares. » Quel poète n’aurait été comblé alors de recevoir de tels encouragements d’une figure aussi charismatique que celle de l’auteur du Marteau sans maître et de Fureur et Mystère ? Dès 1971, Marwan Hoss avait publié un premier recueil aux prestigieuses éditions GLM, Le Tireur isolé, suivi quelques années plus tard d’un nouvel ouvrage chez Fata Morgana, Messine où je passe (1980).

Depuis ce Retour de la neige, Marwan Hoss n’a cessé d’accompagner les éditions Arfuyen. D’autres volumes ont paru : Absente retrouvée en 1991, Déchirures en 2003 et La Lumière du soir en 2014. En 2019 un fort volume a repris l’ensemble des textes écrits en un demi-siècle, de 1969 à 2019, sous le titre Jours, suivi de quatre lettres inédites de René Char. Dans le même temps, il y a eu la magnifique aventure d’amitié de la revue L’Autre, créée en 1990 par Michel Camus (éditions Lettres vives), François Xavier Jaujard (éditions Granit), les éditions Arfuyen, Marwan Hoss et Valérie-Catherine Richez. La Galerie Marwan Hoss a été tout à la fois le foyer de création de cette revue et le lieu où en ont été fêtées les parutions. La revue L’Autre s’est arrêté en 1993 peu de temps avant le décès de François Xavier Jaujard qui en avait préparé le dernier numéro spécial consacré à Pierre Jean Jouve. En 2008, Marwan Hoss, frappé de graves problèmes de santé, s’est résolu la mort dans l’âme à fermer sa galerie, devenue en moins d’un quart de siècle l’une des dix plus importantes galeries parisiennes.

« J’étais l’enfant des premières pluies / qu’un baiser emprisonne / Ma mère avait le charme / mon père la fatigue / J’étais l’adolescent qui savait / Des pays je compris la distance / Du silence je pris la parole » C’est par ce texte que s’ouvre Jours, la somme poétique de sa vie. C’est par une pareille évocation des lointains espaces de l’enfance que s’ouvre la première partie de Terres, le  nouveau recueil qui paraît en ce mois de juin 2023 : « Dans l’aube froide / les sarcelles de mon enfance / prennent leur premier envol / Les chasseurs tirent et font / saigner leurs cœurs / Derrière les roseaux / se cachent les oiseaux blessés »

On croirait que c’est une vue de notre planète qui orne sa couverture, veinée de bleu turquoise et de couleurs de sable, mais c’est une coupelle à opium de la Chine du XVIIIe siècle. Car, d’un même regard, la poésie sait voir le monde et l’infini, la beauté et l’oubli. Ces « portes de corne et d’ivoire qui nous séparent du monde invisible » qu’évoquait Nerval, le poème, comme un rêve éveillé, les ouvre toutes grandes. « D’où je me trouve, dit le poème, / je peux regarder mon enfance / Celle qui m’a donné / le goût de tes lèvres ».

Quel est ce lieu étrange d’où parle le poème, comme au-delà du temps et de l’espace, ce lieu de souffle et de mots ? « Par les couloirs du vent / les mots voyagent / Le nuage est leur terre / ils s’élèvent dans le ciel / à l’altitude des grands aigles / d’Anatolie ». Lieu de sérénité autant que d’effroi, de joie autant que d’angoisse, car ici tout nous est livré dans sa fondamentale précarité : « Ce pays est ma dernière terre : / D’ici reviendront mes rêves d’enfance : / la voix de cette femme / la danse des hirondelles / la chaleur du vent / et la nudité du ciel » Tout est là dans le poème, définitivement perdu en même temps que retrouvé, présent autant qu’insaisissable.

« Le Rêve, écrivait Nerval, est une seconde vie ». Écrire est une autre façon de rêver : un rêve éveillé, actif et cependant dépossédé, à jamais inaccessible. «Tandis que la nuit dort debout / le hibou veille / J’entre dans un rêve / dont je ne sortirai plus ». C’est par ces mots que se referme le livre. On n’est jamais assez attentif à ce que dit la composition d’un livre de poésie. Elle en dit presque plus que les poèmes eux-mêmes. Jours se terminait par un poème également énigmatique : « L’orage et l’oubli / attendent à ma porte ».

On n’est jamais assez attentif aux dédicaces des recueils. Celle de Terres est la simplicité même : « Pour toi ». Ce livre est une confidence : « Derrière un mot / se cache toujours / un autre mot / Secret / mais d’un même sang ». Ce livre est la célébration d’un amour : « Les papillons dansent / autour de ta beauté / Ils tressent sur ton visage / leurs ailes de cristal ». Les mots composent une liturgie, les images sont des offrandes. À jamais l’amour est marqué du sceau de l’éphémère et de la souffrance : « Lorsque le ruisseau / me guidera aux éphémères / rhododendrons / je cueillerai la plus belle fleur / celle sertie de perles roses / Je la poserai sur ton front ».