Chateaubriand, le juif errant
« Notre enfance laisse quelque chose d’elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique son parfum aux objets qu’elle a touchés. »
Les grands écrivains ont-ils tous une disposition à l’enfance ? Mobile, curieux de tout, Chateaubriand a été fidèle à l’enfant qu’il fut, à celui qui inventa des jeux et des mondes, à Saint Malo – sur l’immense plage du sillon – comme à Combourg, dans les bocages, les bois et les vallons. Il a été fidèle à sa sœur Lucile – son tendre refuge « incestueux » – qui a su lui révéler son profond désir de « peindre tout cela » et il a creusé et prolongé sa sensibilité au monde dans l’engagement et le dégagement, en France comme dans de nombreux pays en se sentant, sans doute, partout en exil. […]
Confronté par la Révolution française au « choc du passé et de l’avenir », ce cadet d’une famille issue de la plus ancienne noblesse, fut aussi très tôt condamné au déracinement, à l’éloignement de « la cloche natale », s’identifiant lui-même à un « Juif errant qui ne devait plus s’arrêter ».
S’il connut tour à tour la faim et la misère, notamment lors de ses sept années d’exil en Angleterre, mais aussi le faste des ambassades lors de sa carrière publique de diplomate, c’est toujours en poète-voyageur qu’il s’élança sur les chemins du temps, spectateur émerveillé de la beauté d’un monde souvent ensanglanté par la grande Histoire mais jamais totalement désenchanté : « La nature se joue du pinceau des hommes : lorsqu’on croit qu’elle a atteint sa plus grande beauté, elle sourit et s’embellit encore. » […]
« Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » Tout est dit dans cette phrase extraite de ses Mémoires, et il a voulu retrouver une unité de sens dans un univers qui se disperse. […]
La contemplation de la nature est alors l’occasion d’une double révélation : en éveillant le sentiment de l’immensité du monde, elle atteste la tangible réalité du Je capable de l’éprouver ; en même temps elle fraye en lui comme une faille la certitude d’un vide incommensurable. « Toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible, et un abîme ouvert à mes côtés » fait dire Chateaubriand à son jeune héros René. Et dans les Mémoires d’outre-tombe, il s’exclame face à l’étendue des flots : « Ô mer, mon berceau, mon image ! »
Mais s’il s’identifie au paysage, soit comme son reflet en négatif, soit par incorporation, le poète ne s’anéantit pourtant jamais tout à fait en lui. Plutôt que de s’y perdre, s’y dissoudre, voire de disparaître, l’enjeu est bien pour celui qui écrit, comme pour tout être humain, de trouver sa place au sein de cette nature qui, seule, « ne vieillit jamais ». […]
S’il prête encore attention « au bruit lointain d’une société croulante », c’est pour faire le constat de sa solitude face à une double révolution : celle de l’Histoire, celle de ses propres années écoulées. Pourtant c’est bien à l’épreuve du passage du temps, que Chateaubriand parvient à transmuer l’errance, infligée par le destin, en quête dispensatrice de sens : « Le temps fait pour les hommes ce que l’espace fait pour les monuments, on ne juge bien des uns et des autres qu’à distance et au point de la perspective ; trop près on ne les voit pas, trop loin on ne les voit plus. » […]
Vivant et écrivant l’aventure du temps, Chateaubriand a fouillé minutieusement tous les réseaux lumineux et sombres des impasses du réel. Pour atteindre une souveraineté, la liberté était essentielle : « J’ai toujours eu horreur d’obéir et de commander », écrit-il, et à plusieurs reprises, dans ses Mémoires. Son écriture grandiose n’a cessé de changer d’espace, dans un entrelacs de visions, de dévoilements et de mouvements. Sans illusion sur la nature humaine il a pourtant fait confiance à la littérature, source d’énergie dans laquelle se succède une foule de détails et d’images. […]
Chateaubriand a 76 ans quand il écrit la Vie de Rancé, dernier ouvrage paru de son vivant, et c’est perclus de rhumatismes, tourmenté par son crâne blanchi et son corps décrépi, qu’il interrompt son récit historique pour confier comme en aparté : « Je ne suis plus que le temps. »
Ce constat presque anodin en apparence est d’autant plus percutant qu’il est sans appel. Il suggère avec force que la vie s’éloigne et se fige sous nos yeux avant même que ne triomphe la mort, le champ des possibles s’amenuisant sans cesse jusqu’à se refermer et nous échapper dans la déperdition des jours. Connaissance de soi et contemplation du temps se superposent alors achevant paradoxalement de nous rendre étrangers à nous-mêmes. « Je suis vieux comme ce temps que je rêve et qui m’échappe », précise aussi Chateaubriand dans les Mémoires. […]
À sa suite, il invite ainsi le lecteur à puiser à la fabrique intime des songes et des souvenirs, mais aussi à reconnaître les signes manifestés d’un passé revivifié car jamais tout à fait disparu en lui. Le chant de la grive de Montboissier, la vision inattendue d’une vieille tour à Hohlfeld le ramènent ainsi soudainement à Combourg le royaume perdu de son enfance et laissent entendre avant l’heure les accents proustiens de la mémoire involontaire. […]
(Ainsi parlait Chateaubriand, extraits de la préface de Pascal Boulanger et Solveig Conrad-Boucher.)