Sur « R. Mordechai Joseph Leiner »

La lecture de Marc Wetzel

Extraits d’un article sur R. Mordechai Joseph Leiner de Catherine Chalier, paru dans Europe, avril 2021

Catherine Chalier poursuit, avec sa clarté, son intégrité et sa justesse coutumières, l’exposition en français (dans la série dédiée d’Arfuyen) de la pensée hassidique, par traduction d’extraits et présentation (théorique et spirituelle) de ses principaux représentants. Ce volume, qui suit celui consacré à Rabbi Chmuel Bornstein (2019), nous fait parcourir et méditer la vie de pensée du peu connu Rabbi Leiner (1801-1854).

Sans être philosophe (il ne conceptualise pas ce qu’il ajoute à la tradition), l’homme est un valeureux et judicieux penseur, parce qu’il n’a pas peur des problèmes que se posent, comme par principe, à elles-mêmes, l’espérance et la destinée juives ; l’espérance parce qu’il n’est jamais aisé de devoir à la fois craindre et aimer l’Éternel (on ne peut aimer craindre sans complaisance, ni craindre aimer sans ambiguité) ; la destinée parce que, s’il ne peut être certain que le monde à venir puisse commencer un jour en et par celui-ci, ce même monde à venir n’est pourtant crédible qu’à exister déjà en et pour Dieu. Rabbi Leiner affronte directement les paradoxes constitutifs de la présence juive à l’univers et à elle-même, et son courage intellectuel semble bien pouvoir servir au-delà d’elle. […]

Pourquoi le mal continue-t-il ? Parce que le monde serait sans emploi s’il devait connaître le Bien avant sa fin. Mais aussi parce qu’un noyau de méconnaissance doit subsister : Dieu lui-même doit s’abstenir de révéler ce qu’il nous fait par ailleurs mérite de désirer savoir (p. 134). Encore : parce qu’il est impossible de faire vivre, personnellement et méritoirement, la Torah, sans utiliser les moyens mêmes (étude, libre examen, interprétation) de lui porter atteinte. D’ailleurs, suggère-t-il : la bonté même est un effort tragique puisqu’elle consiste d’abord à maintenir inscrite dans son coeur la toujours douloureuse vérité (p. 104).

Enfin : comment se renouveler sans dépasser une tradition qui n’aura pu empêcher que défaillent nombre de ses fidèles ? Les conseils psycho-spirituels de Rabbi Leiner ne manquent ni de rudesse ni d’humour. Par exemple, dit-il p. 126, l’examen de conscience ne doit pas se faire avec une « torche » trop éclatante, une lumière de soi à soi trop présomptueusement vive, pour ne pas risquer de négliger ainsi les fautes les plus voyantes (qu’une lumière non-tamisée noierait fâcheusement dans les autres)  Mais aussi : l’étude seule peut découvrir ce qui l’excède, et il faut, pour comprendre le nouveau, savoir ce que l’ancien ne peut plus vouloir dire; mais cela même échapperait à qui négligerait d’y revenir (p. 124).

Comme le signale (et l’analyse remarquablement) Catherine Chalier, l’aporie centrale (mais vaillamment assumée) concerne le libre-arbitre. On ne peut en effet s’en remettre à la Volonté de Dieu (et la croire constante, universelle et exclusive, même si elle ne doit révéler qu’à la fin des temps avoir été telle) sans disqualifier notre libre-arbitre. Spinoza dissipait l’illusion de la libre volonté humaine dans celle même d’une libre volonté divine ; Leiner maintient au contraire que Dieu veut tout, et veut seul, ce qui est et arrive : pour lui, nous ne nous imaginons libres que parce que nous ne concevons pas comment Dieu est suffisamment libre pour nous, et c’est notre distance à sa Volonté qui nous la fait sous-évaluer, à l’illusoire profit de la nôtre. Tout exil humain, pour lui, revient à s’écarter de l’Initiative globale et constante de Dieu ! […]

Lire le rabbi Leiner, c’est respecter, à son sujet, ce qu’il conseille à l’élève d’un sage (p. 113-114) : apprendre de celui-ci l’urgence et le sens d’une prière, mais ne jamais pourtant prier ni par son maître, ni depuis lui, ni même derrière lui; car l’interprète n’a titre, au mieux, qu’à dégager la voie propre et directe de ses auditeurs ou lecteurs vers la Vérité, non à l’emprunter pour eux. Nul ne pouvant par procuration arpenter son salut. 

Mais qu’espérer de la Providence, si Dieu ne doit pouvoir faire que ce qu’il veut, d’une Lumière si crue et exclusive que (p. 130) seule la soumission à ses préceptes nous en protège ? Cette réelle liberté hassidique paraît bien tragique, de ne laisser le choix qu’entre nous détourner de nos illusions sur Dieu ou nous détourner de Lui ! Le magnifique travail de Catherine Chalier, quoi qu’il en soit, honore la lucidité qu’il  partage.