SUR LA MONTAGNE D’ARFUYEN

Les Éditions Arfuyen ont été créées par Gérard Pfister en 1975 et ont bénéficié depuis leur origine du soutien et de la participation de Philippe Delarbre, Marie-Hélène et William English et Alain Gouvret. Elles ont été rejointes par Claude-Henry du Bord, Gisèle Fafin, Jacques Goorma et Jean Quris et sont aujourd’hui dirigées par Anne et Gérard Pfister.

Arfuyen n’a jamais voulu s’enfermer dans une esthétique ni dans une doctrine. Arfuyen est un lieu, une place ouverte, un refuge quand menacent les hautes eaux. C’est le nom d’une montagne, à Malaucène, face au Mont Ventoux, où se trouvait la bergerie qui servit longtemps de siège aux Éditions.

Le nom ancien de cette montagne d’Arfuyen serait Arfulhanum, dérivé des racines ar, sommet, et fail, chute, ruine. Sur ces lieux fut trouvée en 1837 une épée de bronze remontant au IXe siècle av. J.-C.

Qu’elle se nomme Arfuyen ou AraratSinaï ou CarmelAthos ou Arunachala, c’est l’unique montagne où, depuis l’origine des temps, se retrouvent les solitaires pour y chercher le ciel. Une utopie. Un vrai lieu. Le seul lieu.

C’est ainsi que, depuis de longues années, sans changer de paysage, les Éditions ont pu élire domicile sur une autre montagne, la même – plus belle encore – près du Lac Noir, à Orbey, dans les Hautes-Vosges alsaciennes.

L’aventure d’Arfuyen

Entretien avec Yves Leclair

Extraits d’un article paru dans la revue Études, n° 4250, juin 2018

Yves Leclair : Créée en 1975 par Gérard Pfister, Arfuyen est une maison d’édition installée dans le Haut-Rhin. Elle accorde une place centrale à la poésie, mais elle propose aussi des ouvrages de spiritualité, de littérature et de sciences humaines. À l’origine, « Arfuyen » est le nom d’une montagne et d’une bergerie, tout un programme pour l’éditeur et tout un emblème pour l’écrivain, poète et traducteur que vous êtes aussi ?

Gérard Pfister : Notre aventure éditoriale est née, en effet, dans une petite bergerie où j’avais l’habitude d’aller avec quelques amis, au début des années 1970, près de Malaucène (dans le Vaucluse), sur une petite montagne du nom d’Arfuyen. Au milieu des vergers d’abricotiers, on voyait le soleil se lever au sommet du mont Ventoux. C’étaient les lendemains encore pleins d’enthousiasme de Mai 68, nous passions notre temps à marcher dans ces collines d’où Pétrarque était parti pour son ascension du Ventoux, et à arpenter tous les lieux de musique et de théâtre de la région.

Dans cette terre qui portait le souvenir de troubadours comme Raimbaut de Vaqueiras, du renouveau littéraire autour de Frédéric Mistral, mais aussi du romancier du Mal de la terre (1947), André de Richaud, vivaient alors des écrivains et des poètes que nous admirions : Philippe Jaccottet à Grignan, René Char à l’Isle-sur-la-Sorgue, Henri Bosco à Lourmarin, Paul de Roux à Fontaine-de-Vaucluse, Pierre Seghers à Murs-de-Sault, Jean Tortel à Avignon. Ce lieu était comme une petite Toscane, un paradis de la littérature, et le désir nous est venu de le célébrer et peut-être de comprendre pourquoi. Qu’est-ce qui fait la force d’un lieu ? Ce n’est pas seulement la beauté : il en est de magnifiques qui n’ont jamais sus¬cité de grandes œuvres. C’est autre chose, d’évident et de mystérieux. Bien plus tard, en Alsace, nous retrouverons cet émerveillement.

Avec l’intrépidité de la jeunesse, nous nous sommes ouverts de notre projet à Philippe Jaccottet qui nous a accueillis avec confiance et donné les plus utiles conseils. Tous nous ont pareillement encouragés. Michel Piccoli nous a confié des inédits d’André de Richaud, Pierre-André Benoît nous a prêté des manuscrits de sa collection, Victor Vasarely a poussé la générosité jusqu’à nous offrir quelques lithographies pour financer notre projet. Nous ne connaissions rien à l’édition, mais l’environnement culturel était porteur et tout nous semblait facile. Les libraires parisiens – Autrement dit, La Hune, etc. – nous ont pris en dépôt et nous avons appris le travail.

Y. L. : Au-delà du lieu-dit de la petite bergerie native, songiez-vous à d’autres sens particuliers dans ce nom d’« Arfuyen » dont vous avez baptisé votre maison d’édition ?

Nous ne voulions pas nous enfermer dans une esthétique. Nous voulions que cette publication soit un lieu comme c’était un lieu qui lui avait donné l’impulsion. Un lieu d’échange, de contemplation. Quoi de mieux alors que le nom d’une montagne, et de celle où nous étions : Arfuyen. […] Nous pensions au mont Ararat ou à la montagne d’Arunachala. Nous pensions au Sinaï, au Thabor ou au Carmel. Au mont Athos. Un lieu sur la terre pour chercher le ciel. Un lieu aussi pour prendre refuge quand menacent les hautes eaux. Car, déjà, nous les voyions venir.

Y. L. : Un symbole qui nourrit vos choix d’éditeur et vos collections ?

G. P. : Cette montagne, qui était celle d’Arfuyen, est aujourd’hui, depuis bien des années, celle du lac Noir, en Alsace, où se trouve notre siège. C’est celle que montre notre logo : quelques traits de pinceau empruntés à un peintre classique chinois. Certes, le travail d’édition a beaucoup changé depuis quarante-trois ans qu’est né Arfuyen : les outils, les modes, l’environnement se sont métamorphosés. Mais l’essentiel de nos choix – ou notre choix de l’essentiel – n’a pas varié.

Nous avons commencé par des numéros de revue. Le premier numéro s’ouvrait par une gravure de Jean Lurçat, La Création du monde, et un texte de Bonnefoy, intitulé « Par expérience ». Dans cette rencontre, tout était dit : le souci que l’écriture soit une expérience, profonde, radicale (je terminais ma thèse sur le dadaïsme…). Et que le monde, par elle, soit comme recréé. Nous souhaitions mettre en parallèle cette expérience avec d’autres formes de création : la musique (par des entretiens avec André Jolivet et Maurice Ohana), le cinéma (avec un texte de Jean Eustache) et la peinture (avec François Rouan, Etienne Hajdu, Raymond Mason…).

Quelques années plus tard, nous avons conçu avec Raymond Depardon deux ouvrages de photographie d’un genre totalement nouveau, Notes et Hivers. Le troisième numéro a précisé notre réflexion sur le lieu et la création, à travers une enquête, à laquelle ont répondu des poètes comme Edmond Jabès ou Eugène Guillevic, des écrivains comme Georges Perros ou Roger Munier, mais aussi des artistes comme Iannis Xenakis, Jean Dubuffet ou Zao Wou-Ki.

Y. L. : La revue s’arrêta avec ce troisième numéro et se transforma en véritable maison d’édition. Pourquoi et comment ?

G. P. : Une revue doit capter l’air du temps, elle n’est pas faite pour durer. Nous avons créé une autre revue, bien plus tard, avec Michel Camus, François Xavier Jaujard, Valérie-Catherine Richez et la galerie parisienne Marwan Hoss. Au bout de cinq numéros, L’Autre s’est arrêté quand notre ami Jaujard est décédé.

Pour Arfuyen, c’est une certaine impatience qui nous a fait arrêter : tout en respectant une périodicité fixe et un prix de vente stable, une revue littéraire se doit de composer des sommaires variés et cohérents. Comment, en quelques pages, au milieu de voix très différentes, faire entendre la singularité d’un auteur ? Or, c’est cette singularité qui, depuis le départ, nous importe plus que tout : ce qui fait de chaque œuvre un continent différent, un lieu à part. Nous avons décidé, en gardant le format de la revue, de publier des sortes de tirés à part consacrés chacun à un seul auteur. Dans le même temps, nous nous livrions à diverses expérimentations. Par exemple, des textes publiés sous forme de dépliants, ce qui créait un mode de lecture sans début ni fin et permettait des prix très bas : cette collection, nommée Les insoumis, n’a pas résisté aux problèmes de diffusion. Dans une direction opposée, un livre d’art sur le Japon, avec des textes et des gravures originales d’Otto Schauer. Faire lire autrement, et par d’autres que les lecteurs habituels, voilà ce qui nous a toujours guidés. L’édition a toujours été pour nous un travail de pédagogie. Une pédagogie de liberté.

Y. L. : Après ce temps de maturation, les collections sont nées de façon très progressive ?

G. P. : En 1981, lorsque nous avons opté pour un format plus classique, nous avons voulu garder trace de nos tirés à part en nommant cette nouvelle collection Les Cahiers d’Arfuyen. Le premier volume, tout mince, était consacré à des textes d’Eugène Guillevic, accompagnés de vignettes d’Abidine Dino. Plus tard, Guillevic allait traduire pour nous des poèmes de son grand ami Nathan Katz (de l’alsacien), puis des poèmes du poète expressionniste Ernst Stadler (de l’allemand). Car le poète de Carnac, ayant passé son enfance dans le Haut-Rhin, parlait l’alsacien couramment. Depuis bientôt quarante ans, Les Cahiers d’Arfuyen demeurent l’axe de notre catalogue : le volume 235, préfacé par Catherine Chalier, vient d’être consacré à un recueil de notre ami Alain Suied, décédé en 2008, La langue oubliée.

Lorsque nous avons commencé à explorer la littérature spirituelle du XIVe siècle rhénan (Maître Eckhart, Henri Suso…) et du XVIIe siècle français (Pierre de Bérulle, Rancé…), il nous est vite apparu qu’il était absurde de confondre, en une même collection, littérature et spiritualité.

Lorsque nous avons publié en 1993 une nouvelle édition revue et augmentée de L’errant chérubinique d’Angelus Silesius, traduit par Roger Munier, nous avons donc créé une deuxième collection, d’un format plus grand, que nous avons appelée Ivoire (puis Ombre, la couverture changeant de couleur).

De même, lorsque nous avons conçu en 2001 le projet de publier en deux forts volumes bilingues la totalité de l’œuvre poétique de Nathan Katz, nous avons créé une troisième collection, bilingue et grand format, que nous avons appelée Neige, consacrée à des classiques modernes et contemporains. La même année, en 2001, nous avons créé une quatrième collection, Les Carnets spirituels, dont les couvertures, très colorées, sont illustrées d’un détail d’une gravure du XIXe siècle représentant un paysage des parages du lac Noir.

En 2015, dans un monde à nouveau menacé par l’obscurantisme et la barbarie, nous avons senti l’urgence de faire découvrir autrement le trésor d’humanité que recèlent les plus grandes œuvres littéraires, philosophiques et spirituelles. Malheureusement, de moins en moins de lecteurs ont le temps, la curiosité ou la culture pour se confronter à ces œuvres, devenues souvent largement inaccessibles et enterrées dans leur gloire. C’est ainsi qu’est née une cinquième collection, que nous avons nommée en référence au sage d’une autre montagne, Ainsi parlait. Comme les maximes d’Épicure avaient pour but d’introduire les commençants à la pensée du maître et de la récapituler pour les plus avancés, cette collection vise à faire apparaître, en quelque deux cents fragments bilingues (ou quatre cents fragments français) la vision du monde et de la vie de ces grands témoins de notre humanité. De Dickinson à Wilde, de Paracelse à Novalis, de Hugo à Baudelaire, cette collection offre déjà une riche matière de méditation pour ceux qui veulent sortir du prêt-à-penser des réseaux sociaux comme du prêt-à-croire des faux prophètes. […]

Y. L. : Je sais que vous travaillez beaucoup, mais comment avez-vous pu concilier, quotidiennement, votre travail d’éditeur et de poète avec votre gagne-pain ?

G. P. : C’est la contradiction entre ces deux mondes qui m’a donné la tension nécessaire pour tenter de rester libre et lucide. Je n’aurais jamais pu survivre dans le milieu suffocant où j’ai travaillé si je n’avais trouvé, sur ma chère montagne, la respiration nécessaire. Mais je crois aussi, à l’inverse, que rien ne permet mieux d’apprécier l’air des cimes que de vivre dans la vallée. Il est bon de laisser les chamois là-haut et de vivre l’époque telle qu’elle est, dans sa complexité et sa brutalité.

Y. L. : Pourquoi, dans vos publications, accordez-vous une place centrale aux textes poétiques et mystiques ? Poésie et mystique sont-elles deux domaines qui convergent, l’une et l’autre marquées par une expérience intérieure et littéraire de la radicalité ?

G. P. : Que de nombreux spirituels, de Jean de la Croix à Madame Guyon, tendent à s’exprimer par le poème, c’est une évidence. Et ils en peuvent trouver les plus beaux modèles dans les psaumes ou dans le Cantique des cantiques. L’intensité, la liberté, la suggestivité qu’offre l’écriture poétique permet de faire dire aux mots ce qu’ils ne diraient pas autrement. Et, dans la prose même, la tension que les spirituels imposent au texte les amène souvent à d’étonnantes créations littéraires.

Je me suis toujours étonné que de telles œuvres, au seul motif de leur sujet, soient en France à ce point délaissées. Mais je ne m’étonne pas moins aujourd’hui que, par un étrange retournement de la mode, certains écrivains n’hésitent pas à se poser eux-mêmes en mystiques. À ces zèles néo-sulpiciens, qu’on me permette de préférer le vieux cardinal de Bérulle.

Y. L. : Depuis ce début de XXIe siècle, il semblerait que l’on redécouvre la spiritualité qu’on a longtemps voulu écarter de l’expérience poétique et littéraire ?

G. P. : Malheureusement, on la redécouvre à partir de zéro. On se pique de spiritualité avec le même zèle et la même ignorance qui la faisaient naguère rejeter. Rien n’a changé que la mode : faut-il préférer Tartufe ou Don Juan ? Sans hésiter, je penche pour le second, et nos nouveaux « mystiques » me semblent plus redoutables que les « esprits forts » qu’ils jouaient autrefois. Le conformisme d’aujourd’hui est la pâle copie du dogmatisme d’hier.

Y. L. : Votre catalogue, lui, n’est pas dogmatique. Au contraire, il est ouvert à toutes les grandes traditions spirituelles (judaïsme, christianisme, bouddhisme, etc.) de même qu’à différents types d’écriture. Quelles sont vos motivations d’éditeur?

G. P. : Ce qui prime, c’est la force d’une expérience intérieure, la tension du style n’en est que la résultante. « Le style, dit Marcel Proust, n’est pas une question de technique, mais de vision. » C’est tout le problème aujourd’hui. La technique la plus brillante ne peut suppléer l’absence de vision. C’est ainsi que Rainer Maria Rilke concevait le mûrissement du poème : comme un exercice spirituel. Et c’est ainsi que le lisait ma cousine Etty Hillesum. L’étonnante force spirituelle dont elle fait preuve, elle ne la doit pas tant au judaïsme ni au christianisme qu’à une approche proprement rilkéenne.

Y. L. : Publier de la poésie aujourd’hui, n’est-ce pas une entreprise éditoriale extrêmement risquée ?

G. P. : Non, pas risquée, presque impossible. « La France a horreur de la poésie, notait déjà Baudelaire en 1866, elle n’aime que les saligauds comme Béranger et Musset. » Serait-il satisfait, cent cinquante ans plus tard, que les Béranger, les Musset d’aujourd’hui ne soient eux-mêmes guère lus ?

Depuis quarante-trois ans que nous publions de la poésie, les mises en place des poètes les plus reconnus ont été divisées par deux ou par trois. Dans ces conditions, les éditeurs de poésie n’ont souvent plus les moyens d’être distribués ni diffusés, et des manifestations comme le Marché de la poésie sont un moyen essentiel de rencontrer les lecteurs. Ou des auteurs car, de ce côté-là, la poésie est bien vivante : si on en lit de moins en moins, on en écrit de plus en plus.

Y. L. : Ce qui compte aussi surtout pour vous, n’est-ce pas de faire œuvre de résistance par le biais même des textes poétiques?

G. P. : Ce qui est terrible aujourd’hui, c’est l’abdication des personnes : ce manque de ressort intime, ce manque de liberté foncière qui leur fait accepter peu à peu tous les renoncements. Baudelaire ou Wilde ont senti venir cette massification, cette servitude volontaire. Cette fatigue. Nous essayons de livrer de petits ballons d’oxygène pour reprendre souffle, retoucher un peu terre.

Y. L. :  Vous êtes éditeur, mais aussi poète et traducteur. S’agit-il là aussi de transmettre ?

G. P. : L’écriture nous permet de prendre conscience de ce qui nous est le plus précieux mais aussi le plus inconscient : la langue. De nous libérer des automatismes et des conventions que les mots nous ont imposés. C’est une ascèse, et des plus radicales ; un éveil, des plus illuminants. Et quel meilleur moyen qu’une autre langue pour prendre conscience de la sienne ? Toute langue impose une vision du monde, et ce n’est que dans le miroir d’une autre, par la traduction, qu’on peut le mesurer.

À travers les livres, c’est cette liberté qu’il faut transmettre. Inutile de se battre s’il ne s’agit que d’objets de divertissement ou de collection. Liber, « le livre », ou liber, « libre » : c’est le même mot en latin. Et au pluriel, liberi, « les enfants ». Car nous sommes ces éternels enfants qui doivent se libérer par le livre. Au lieu de cela, l’industrie du livre produit toujours de nouvelles recettes pour nous euphoriser ou nous assommer comme des drogues. Au lieu de cela, les nostalgiques « poétisent », comme disait Meschonnic, à tour de bras. On veut faire « poétique », on prend des poses, on se paie de mots. Alors que la poésie est un travail de longue patience, d’exigeante liberté. Une aventure qui engage toute la vie.

Y. L. :  Y a-t-il lieu de créer aujourd’hui ?

G. P. : Il n’est de lieu que de pierres, de terre et de poussière. Sans cette substance-là, que nous laisse le passé, imagine-t-on une création ? Des hologrammes, des simulacres. Une littérature hors sol. Comment se nourrir de cela ? Comment y trouver goût ? Même notre corps s’y refuse.

Y. L. : Visez-vous un lectorat particulier ?

G. P. : L’honnête homme. Qui ? me direz-vous. Peut-on imaginer qu’il n’y ait bientôt plus de lecteurs de poésie ni même de littérature que parmi les universitaires – ni d’écrivains en dehors d’eux. Je m’y refuse. La poésie n’est pas affaire de spécialistes, elle est la substance nourricière de tout homme qui s’interroge sur le monde et sur sa vie, qui pense. J’aimerais par-dessus tout que nos livres puissent servir à de jeunes lecteurs, les aider à être libres. À s’éveiller au mystère, au miracle de notre destin. Il ne s’agit plus de remplir des bibliothèques – il n’y a plus de place dans les logements. Mais de faire apparaître, rien qu’un instant, une étincelle de lumière, parfois, dans le gris des journées.

L’ÉDITEUR SUR LA MONTAGNE

Entretien avec Christine Müller

Extraits d’un article paru dans la revue Élan, juin 2004

Christine Muller : Poésie et études de droit, est-ce un paradoxe ?

Gérard Pfister : Poésie et études de poésie me paraîtrait bien plus paradoxal… Comme si les poètes constituaient une espèce d’humanité à part, une sorte de clergé, qui devrait vivre en marge de la société. Il leur faudrait exister comme de purs esprits — rentier ou diplomate — ou, à défaut travailler dans la petite sphère des lettres, tout autre contact avec le monde profane étant à regarder comme indigne et dégradant. Mais Follain était magistrat et Guillevic inspecteur de l’économie nationale. Mon vieil ami Roger Munier a longtemps travaillé élans les organisations professionnelles de la métallurgie et le cher Nathan Katz était représentant de commerce des aliments Ancel… Il n’est pas de sot métier pour un poète, et la poésie serait une étrange activité s’il fallait toujours qu’elle s’exerce à l’abri des regards, loin du monde et du bruit. Il n’est pas à mon sens de meilleur endroit pour écrire un poème qu’un café ou un tram. Et toute activité professionnelle esl ‘nonne a exercer si, vous nourrissant ainsi que votre famille, elle ne porte pas atteinte à votre liberté de conscience. Le problème étant qu’aujourd’hui la pression exercée sur les salaries tend, de fait, à les aliéner si efficacement que le mot même à’ aliénation, si courant naguère, n’est plus prononcé.

Le droit, les sciences politiques, l’urbanisme, la finance me paraissent une bonne approche pour comprendre la société actuelle, fit il n’est pas inutile que celui qui écrit soit un peu attentif au monde qui l’entoure. Je ne crois pas plus à la poésie pure, sous ses différents avatars, qu’à la poésie engagée. Ou plutôt je crois à un engagement qui prend tout l’être, de sa réalité intérieure la plus profonde jusqu’à son condition sociale ele tous les jours. C’est dans cette conscience-là, vive et ample, qu’il faut parler, car il n’y a que là que la parole ait une chance d’être juste, d’être forte.

C. M. : Des amis poètes ? Les avez-vous publiés ?

G. P. : Bien sûr ! Je vous dirai même que depuis près de trente ans qu’existent les éditions je n’ai publié que des amis. Je ne vois pas bien à quoi servirait de publier les textes de gens qui ne soient pas mes amis. Et mon plus regret à cet égard est de n’être pas l’éditeur de quelques-uns de ceux que j’aime le plus : Chouang Tseu, Marc Aurèle, Montaigne, Nerval, Apollinaire, morts hélas bien avant que je ne puisse les découvrir. Mais d’autres très vieux compagnons, comme Maître Eckhart ou Yunus Emre, j’ai la joie non seulement de les publier mais de les traduire, c’est-à-dire de rester des journées entières à les écouter et à essayer de les faire parler notre langue. On dit que l’amour d’une femme est le meilleur moyen d’apprendre une langue. Il y en a un autre, tout aussi puissant : c’est l’amitié que l’on a avec un auteur. J’apprends le moyen haut allemand avec Maître Lckhart en même temps que je lui apprends le français, et de même pour l’ancien turc avec le cher Yunus.

Quant aux écrivains contemporains, je n’imagine pas d’en publier aucun avec qui je n’ai un tel lien d’amitié. Mais vous avez compris que lorsque je parle ici d’amitié, il s’agit tout à la fois de quelque chose de plus intime et de plus profond qu’une amitié toute personnelle comme sont les autres amitiés. Il s’agit d’un compagnonnage sur un même chemin, de l’entente d’une même voix, de quelque chose, en somme, qui est tout ce qu’un écrivain essaie de trouver dans l’acte d’écrire : une écoute, un partage. J’ai été frappé par cette phrase de Marie de la Trinité à Mère Saint Jean : «J’aime seulement que les deux ailes se provoquent l’une l’autre pour se perdre par leur plus légère pointe dans la Nuée, je ne désire absolument rien d’autre entre vous et moi, cela me pèserait et vous pèserait. » Traduit dans le doux langage de deux religieuses, il y un peu de cela dans l’étrange amitié qui existe entre l’éditeur et l’écrivain. Une étroite connivence, alliée à une respectueuse réserve. Mais je crois comprendre qu’aujourd’hui ce rapport tiendrait bien plutôt d’une relation d’affaires…

C. M. :   Blasons du corps limpide de l’instant est celui de vos livres que vous préférez. Pourquoi celui-là ?

Je n’ose dire que je le préfère. Mais peut-être est-ce celui qu’il faudrait lire en premier. « C’est l’instant de vivre. C’est notre instant unique. Si nous n’y trouvons pas la vie, où la chercherons-nous ? » Ce sont les premiers mots du livre, et l’objet de toute sa méditation. Et il me semble que cette plongée dans la vie intime de l’instant, qui est jusqu’à notre dernier jour tout ce que nous aurons eu, est la plus simple et la plus nécessaire tentative de tout homme. Je crois que depuis mon tout premier texte, Faux, publié en revue en 1975, je ne me suis essayé à rien d’autre : « Tous nos papiers sont faux / / nous avançons nus / à la grande frontière / / sans même en mot / pour nous justifier. » Voilà les premiers vers de ce premier texte, paru il y a près de trente ans. Et les derniers vers de mon dernier livre publié à ce jour, Le tout proche, aux éditions Lettres Vives : « Depuis le seul / Le premier jour : / / Déjà / Morts / Déjà vivants. » Trouver les mots qui nous aident à sortir de la fausseté, qui nous permettent de découvrir cette vie qui depuis le premier jour est déjà là en nous, miraculeuse et ordinaire.

Chaque poète n’a, je crois, qu’une seule chose à transmettre. Je devrais dire : qu’une seule note à donner. C’est déjà chose merveilleuse de la trouver et de la faire entendre dans sa justesse. Il ne sert à rien de forcer la voix. Les plus grands sont ceux qui font entendre cette unique note, limpide, déchirante de justesse. Comme celle qu’on entend au détour d’une sonate de Mozart ou d’un lied de Schubert : une seule note, et toute l’œuvre n’est écrite que pour faire entendre cette note-là. Tout le travail de la forme, toujours à reprendre, à réinventer, n’a pas d’autre objet : redécouvrir, dans un autre espace, dans une autre architecture, cette même note, toujours nouvelle, toujours naissante. C’est pourquoi je n’ai cessé, d’un livre à l’autre, d’aborder des modes d’écriture différents : en poésie, le texte narratif (Aventures), minimal (Y), protestataire (Les chiens battus), métaphysique (depuis D’une obscure présence jusqu’à L’oubli), la suite (Le tout proche) ; en prose, le fragment (Fragments de l’Hyrome, Lumière secrète), le dialogue (Naissance de l’invisible).

Par rapport à tous mes autres textes, les Blasons de l’instant représentent une tentative limite, par la forme comme par le propos. Une forme qui allie en un même blason amoureux du corps divin la prose (qui en est la devise) et le poème (qui en est l’écusson). Une structure essentiellement baroque qui, sur ce corps unique, offre quatre-vingt-dix neuf regards, comme autant de vitraux ou de portes disposés autour d’un chœur (neuf séries de onze). Le centième, celui qui donnerait la véritable révélation, face à face, ne pouvant être qu’absent, comme le centième nom d’Allah est à jamais inconnu. Sauf, bien sûr, du chameau, à ce que dit la légende, ce qui le rend si dédaigneux…

C. M. :   Quelle impression gardez-vous des grands auteurs que vous avez publiés ?

G. P. : J’ai appris auprès d’eux la ferveur. Cet enthousiasme presque enfantin, cette espérance démesurée qui les anime chaque fois que les reprend le besoin de noter des mots. Comme s’ils tenaient enfin le mot, comme s’ils allaient pouvoir être libérés enfin de leur secret. Je pense à ma chère Margherita Guidacci, habitée vraiment par le poème. À Guillevic, si extraordinairement présent (le titre de son recueil posthume, qui vient de sortir) : aux choses, aux autres, à lui-même. À Alfred Kern, fasciné comme un nouveau-né par les jeux de la lumière sur le Hohneck, essayant jusqu’au bout, douloureusement, d’en saisir la beauté.

Et d’eux j’ai admiré, j’admire le scrupuleux souci de justesse. Quand tout semble s’effriter, se déliter, ce recours presque religieux à la parole, comme si la justesse des mots pouvait nous sauver du chaos et qu’il tenait à l’emploi approprié de tel terme de préserver, dans l’arche du poème, telle infime existence que l’inattention générale aurait laisser sombrer dans l’indifférencié.

Et s’il est, chez eux, une autre chose qui m’inspire le plus profond respect, c’est leur courage. Cette force d’âme de poursuivre d’un bout à l’autre d’une vie, au delà de tout appât financier ou médiatique, ce chemin d’errance et de solitude qu’est l’écriture, simplement parce qu’il le faut, parce qu’ils se sentent appelés dans cette direction, sans aucune assurance cependant d’arriver quelque part. Sans aucune idée même d’aucune destination. Écrire est, en réalité, une maladie. Comme vivre. Il faut seulement espérer que, longtemps encore, l’hygiénisme ambiant n’en viendra pas à bout.

C. M. : Les mystiques n’ont-ils pas été pillés par le courant « New Age » ?

Le « New Age » a eu cela de bon qu’il a porté témoignage qu’il pouvait y avoir encore, à la fin du vingtième siècle une réelle attente spirituelle. Certains ont pu s’étonner que ce phénomène prenne une telle ampleur, ait une telle durée alors qu’il pouvait sembler d’abord si superficiel. Mais n’est-ce pas, tout simplement, que la fin des utopies politiques, d’une part, et l’incapacité des Eglises, d’autre part, à répondre à l’angoisse qui en est résulté ont laissé un vide béant, que rien d’autre ne pouvait combler ?

Il y a pour demain et après-demain en réserve dans les traditions spirituelles occidentales comme orientales d’immenses richesses enfouies et aujourd’hui presque oubliées, et ce courant diffus, à vrai dire extrêmement divers, auquel on donne le nom par commodité le nom de «New Age » a eu le mérite de rendre enfin sensible l’évidence de ce vide sidéral qui est au coeur de nos sociétés : l’union sacrée des apôtres du marketing et des chantres de l’ordre moral pour reléguer dans les bas-fonds de l’obscurantisme les plus nobles découvertes de l’homme sur l’univers et sur lui-même, de Platon à Denys l’Aréopagite, d’Origène à Eckhart et Marie de la Trinité.

L’essentiel est le désir. Et d’un seul coup voici qu’il est réapparu, en même temps que la profonde inculture de notre époque pour tout ce qui concerne l’aventure intérieure. Il en est résulté une consommation désordonnée de textes ésotériques, de recettes de bien-être, de vaticinations exotiques, tout un bazar oriental dont les senteurs un peu fortes font penser à des Bouvard et Pécuchet saisis par la mystique. Mais ce n’étaient là que les premiers tâtonnements. Il me semble que déjà un approfondissement est en train de se faire et que les bases sont jetées pour avancer peu à peu à la redécouverte de nous-mêmes.

C. M. : Quel enseignement délivre la mystique rhénane ?

G. P. : Comment répondre à votre question en deux phrases ? Les Rhénans sont à la croisée de la spiritualité de l’église d’Orient et des remises en cause de la Réforme, à la jonction du Moyen-Age et du monde moderne. Le plus pur de la grande tradition s’y trouve recueillie, mais d’une manière vivante et simple, qui nous parle encore. Eckhart et Tauler n’ont pas de mots assez durs sur les Pfaffen, ces clercs savants et péremptoires qui discourent toujours et jamais ne répondent à nos questions. Il ne manque pas aujourd’hui encore de ces experts et bavards de tout poil… Ceux-là, dit Eckhart, sont des Lesemeister, des maîtres à penser, mais ce sont des Lebemeister, des maîtres à vivre, qu’il nous faut !

Des maîtres à vivre, voilà ce que sont les Rhénans. Avec simplicité et fermeté ils nous ramènent à l’essentiel : « Ce qui est mû de l extérieur, dit Maître Eckhart, ne vit pas. » Seul est vivant ce qui est mû du dedans. Combien de choses extérieures qui sans cesse nous dirigent… Et Eckhart dit encore cette chose très simple : « Le fond de Dieu et le fond de l’âme sont un. » Il y a un quelque chose , une étincelle, un je-ne-sais-quoi tout au fond de nous, par quoi nous sommes en Dieu, par quoi à chaque instant Dieu naît en nous.

De la naissance de Dieu dans l’âme : croyez-vous que, sur d’aussi hautes matières, Maître Eckhart va s’expliquer en latin scolastique, pour être bien sûr de ne se faire comprendre que des seuls spécialistes ? Pas du tout. Il écrit dans la langue du peuple, il parle le plus simplement possible, comme il convient lorsqu’on aborde des sujets élevés : « Le plus noble est ce qu’il y a de plus commun », aime-t-il à dire. Lui, le plus grand philosophe et théologien de son époque, il s’adresse aux moniales et aux béguines de Strasbourg dans leur langue, selon leur sensibilité, et sa parole, reprise à travers une multitude de copies et d’apocryphes, nourrit tout une foule de laïcs, écrasés par les épidémies, les bandes armées et le chaos politique, mais plus que jamais assoiffés de l’essentiel. On les appelle les Amis de Dieu. Les Rhénans ne nous appellent à rien d’autre : être nous aussi, aujourd’hui, amis de Dieu.

C. M. : Comment vous perçoivent les éditeurs parisiens ?

Insituable, je crois. Ailleurs. Là-haut, là-bas. Un éditeur littéraire, qui publie aussi bien François Cheng, Henri Meschonnic, Charles Juliet que Vincent La Soudière, Maximine ou Didier Ayres. Et qui n’hésite pas à faire paraître d’un même souffle le Livre de la Théologie mystique du Pseudo Denys l’Aréopagite ou l’Entretien avec Motovilov de Séraphim de Sarov… Éditeur de littérature et spiritualité, le cas n’est pas si fréquent !

Regardant les choses de l’Alsace concordataire, je suis frappé de voir le blocage qu’exerce aujourd’hui encore sur les esprits la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, et l’exagération de ses conséquences en matière de culture : à savoir l’exclusion du religieux du champ de la littérature scolaire et universitaire, considérée comme nécessairement profane. Imaginez nos musées sans la peinture religieuse, imaginez nos concerts sans Bach ni les chefs-d’œuvre religieux de Mozart : quelle amputation ! Mais personne ne s’étonne que soit exclu a priori du champ de la littérature ce qui devait en constituer une bonne moitié, c’est-à-dire tous les grands textes d’inspiration religieuse, pour ne conserver que les seules oeuvres profanes. Seules exceptions : Pascal, repêché pour son rôle de scientifique et ses polémiques contre les jésuites, Bossuet, conservé uniquement pour ses grands textes officiels, les Oraisons funèbres, et Fénelon, pour son Télémaque aux allures hellénisantes. Bien peu, en somme. Et je me sens aujourd’hui comme ces quelques valeureux musiciens d’il y a vingt ans qui voyaient devant eux tout un continent à redécouvrir : celui de la musique baroque. La grande littérature spirituelle est elle aussi en France un monde à redécouvrir, et dont le plus haut épanouissement, précisément, coïncide largement avec l’époque baroque.

Sans doute peut-il y avoir quelque jalousie des grands éditeurs à me voir agir ainsi avec tant de liberté, publiant ce qu’eux-mêmes aimeraient tant éditer mais à quoi, compte tenu de leurs coûts, ils ont dû renoncer. C’est la chance d’un éditeur bénévole, qui n’a pas de salaires, de locaux ni de charges de structure à payer, de pouvoir publier de tels textes, en littérature ou en spiritualité, qui peuvent n’avoir au début que très peu de lecteurs. Il faut bien que le bénévolat ait quelque part sa récompense ! Elle est plus grande que jamais, me semble-t-il, aujourd’hui où étrangement on a l’impression que tout ce qui fait de plus nécessaire, de l’humanitaire à l’environnemental, est réalisé en marge de l’économie dominante, et souvent même en rupture avec elle.

Mais, au fond, voulez-vous savoir : ce qui m’intéresse avant tout, c’est ce que pensent les lecteurs, et ces premiers lecteurs que sont les libraires. Si Arfuyen existe encore, ce n’est que grâce à eux.

C. M. : Comment conciliez-vous vie de famille et activités multiples ?

G. P. : Cela ressemble un peu à une exploitation agricole. Je m’occupe de la production et mon épouse de la gestion. Chacun sait que rien ne se fait que par les femmes, et il en va de même dans l’édition. Les enfants sont patients, un peu médusés par tout ce monde qu’ils voient à la maison. Il leur arrive de donner un coup de main, et on peut toujours rêver que plus tard…

Il y aussi heureusement les amis, quelques-uns présents depuis l’origine — PhilippeDelarbre, Marie-Hélène et William English, Alain Gouvret – d’autres plus récents.^ C’est grâce à eux que nous trouvons le courage de continuer contre vents et marées. Car est-il un plus beau défi que de faire grandir ce qui n’était à l’origine qu’un rêve d’étudiant et que cela devienne l’aventure d’une vie.

Pour le reste, bien des agriculteurs aussi ont aujourd’hui, à côté de leur exploitation, une autre activité professionnelle qui leur permet de tenir le coup. J’ai les mêmes problèmes. Certaines semaines sont un peu longues. Mille fois, j’ai juré de ralentir ou d’arrêter. Mais peut-on décider de tirer un trait sur tant d’années, d’abandonner tant d’amis, de prendre sa retraite de l’essentiel ?

C. M. : De nouveaux projets éditoriaux ?

G. P. : Les colonnes d’Élan n’y suffiraient pas. Les projets m’épuisent, et ne cessent en même temps de relancer mon enthousiasme. Le livre à venir est toujours le plus beau. Cet automne, deux livres paraissent en littérature : une méditation de Roger Munier sur l’homme, sous forme d’un commentaire de la phrase de la Genèse «Adam, où es-tu ? ». Le titre : Adam. Mais aussi un ensemble de textes de William Blake qui constituent en quelque sorte sa réécriture personnelle de la Bible : Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, suivi de L’Evangile éternel Un ouvrage bilingue dont l’équivalent n’existe pas même en anglais.

Dans le domaine spirituel, la première parution en recueil de ce qui est sans doute le plus beau poème mystique de langue française : le Cantique spirituel de Nicolas Barré (1621-1686). Ce texte sera cet automne la pièce maîtresse d’un récital de poésie mystique par Marie-Christine Barrault : Eckhart-Jean de la Croix-Nicolas Barré. Egalement liée à une représentation théâtrale, la publication de Paule dite Marie, une femme cachée, une adaptation que j’ai réalisée d’après la vie et l’œuvre de Marie de la Trinité (1903-1980). Elle sera présentée par le Théâtre de l’Arc-en-Ciel à l’Espace Bernanos, à Paris.

Toujours dans le domaine spirituel, cet automne, deux ouvrages pour marquer les 400 ans de la création du Carmel en France : la première édition des Ecrits spirituels de Madame Acarie (1566-1618), sa fondatrice, et une traduction accompagnée d’un lumineux commentaire par Dominique Poirot des Romances de Jean de la Croix. Enfin, toujours en ces deux mois de septembre et octobre, une délicieuse relation par le P. Arnaud Boyre de la courte vie d’Agnès de Langeac (1602-1634), petite dentellière du Velay dont la joyeuse innocence et la liberté d’allure sont une source inépuisable de charmants fioretti. Toute ignorante qu’elle fût, sa parole me semble aujourd’hui plus vive et plus riche de poésie que bien des livres, et je me réjouis avec elle comme un ami de ce joli petit caillou jeté, à quelques siècles de distance, dans le jardin des doctes.

À L’ÉCOUTE DU TEMPS QUI VIENT

Entretien avec John Gelder

Extraits d’un article paru dans la revue Marché des Lettres, n° 3, été 1989

Il faut vivre au centre même des aberrations de notre monde pour bien sentir combien il y a cette nécessité de sortir de l’oubli.

Gérard Pfister, directeur des Éditions Arfuyen

John Gelder : Comment après une journée de travail dans la finance, rentre-t-on de plain pied dans la littérature ?

Gérard Pfister : Je ne fais pas de rupture entre une journée dans la « finance » et une autre qui serait une journée de poésie. La poésie fait irruption dans la journée, à un moment où on s’en croirait à mille lieues. Quelque chose s’impose, vient dans un moment de grande tension ou de fatigue. Quelque chose se casse dans le fonctionnement de la pensée, une émergence se produit. Je ne pourrais écrire autrement que dans ces circonstances. Elles sont ce qui donne sa légitimité à un certain type d’écriture. Celui que je pratique, celui aussi des textes que nous éditons. Cette écriture trouve sa légitimité au moment où tout le reste lâche. Elle est un moyen de se ressourcer quand le reste ne suffit plus, s’effrite.

J. G. : L’écriture détachée de la vie active trop facile pour être « vraie » ?

G. P. : Oui, je crois préférable que l’écrivain prenne le risque d’affronter les réalités de la vie actuelle, même en ce qu’elles ont de plus déroutant, de plus perturbant. C’est de cette confrontation pénible, nécessaire que peuvent jaillir l’authenticité et l’intensité d’une écriture.

J. G. : Il est beaucoup question, chez Arfuyen, de creusement de soi, de recherche de la spiritualité. Est-ce un parti-pris éditorial ?

G. P. : Certainement, et depuis le départ. Mais cette spiritualité-là n’a rien à voir avec une espèce d’ésotérisme, de recherche de l’au-delà, pas du tout. C’est un travail sur soi, un travail sur l’esprit, sans qu’il y ait de présupposé quelconque d’une spiritualité chrétienne ou autre. L’écriture est en soi-même ascèse, mystère. C’est dans ce sens-là que nous parlons de spiritualité et que nous nous intéressons à d’autres types de démarches ascétiques ou mystiques. Elles ont une parenté naturelle avec la nôtre.

J. G. : Quelle est la proportion d’auteurs nouveaux, français et étrangers, dans votre catalogue ?                                                       

G.P. : Les sentiers battus ne nous intéressent pas. Chacun des ouvrages publiés a été, je crois, une réelle découverte pour les lecteurs français. Nous avons fait découvrir des aspects complètement inconnus de très grands écrivains : les poèmes de Lagerkvist, de Luxun, de Pirandello ou de Katherine Mansfïeld par exemple. Mais surtout nous avons été les premiers à publier en France, dans nos différentes séries bilingues, des auteurs importants. Ainsi par exemple dans le domaine arabe, de grands mystiques comme Rabi’a ou Niffari, ou des contemporains comme Adonis, Nizar Kabbani ou Kamal Kheir-Beik.

G. P. : L’étranger vous paraît plus fécond dans le domaine de la poésie que la France?

G. P. : Je ne crois pas. Je crois seulement que ce sont des pays qui ont suivi des itinéraires différents et qui, pour cela, ont beaucoup à nous apporter. J’ai le sentiment qu’il y a une certaine anémie, une certaine tendance narcissique dans la poésie française. C’est une écriture qui manque d’aliments, qui manque de force, qui manque de générosité. C’est cette nourriture, cette ouverture que nous recherchons, soit dans l’expérience intérieure, soit dans cette expérience passionnante de l’autre qu’est le travail de traduction.

J. G. : Pouvez-vous vous flatter d’avoir, en quinze ans, contribué à créer des œuvres ?

G. P. : Tel a, en tout cas, été notre objectif constant. Nous y avons contribué, tout d’abord, en permettant la rencontre avec des textes essentiels, rencontre qui pour plus d’un lecteur, je l’espère, a été vivifiante et fécondante. Nous essayons à présent d’y contribuer plus directement en développant une série de textes de création française. Nous avons dans le passé publié surtout des amis proches comme Roger Munier, Charles Juliet, Eugène Guillevic ou le photographe Raymond Depardon. Nous travaillons actuellement à un programme d’édition qui va progressivement voir le jour. Notre démarche a sa logique. Il fallait d’abord assurer de solides bases : acquérir un public relativement large, grâce à la diversité de nos séries bilingues, mais surtout mériter sa fidélité par la qualité et la cohérence de nos choix.

J. G. : Comment vous financez-vous ?

G. P. : Nous avons publié cette année plus de 15 volumes. Nous avons une production moyenne assez faible : 75 livres en 15 ans. Cela veut dire que nous avons été extrêmement prudents. Quand nous n’avions plus d’argent, nous avons préféré arrêter provisoirement ou ralentir nos publications pour nous « refaire ». Nous avons toujours essayé de maintenir un équilibre entre des séries déficitaires et d’autres où nous savons qu’il existe un public potentiel. Nous nous sommes par ailleurs efforcés de développer des sources de financement originales, au niveau de notre région, l’Alsace, pour faire découvrir des grands textes du patrimoine littéraire et culturel de la région, de Maître Eckhart à Jean Arp. Pour ma part, j’ai toujours essayé d’être en mesure d’apporter une certaine trésorerie, en travaillant un peu plus professionnellement que je n’aurais voulu. Je dois dire, enfin, que vis-à-vis de nos auteurs et collaborateurs, la pratique du bénévolat est à la base de notre activité, en totale cohérence avec notre démarche et de notre éthique d’éditeur.

J. G. : Quinze ans d’expérience d’éditeur-écrivain : bilan ?

G. P. : Il est trop tôt pour faire un bilan. Revoyons-nous dans 30 ans ! Je crois qu’il y a énormément de choses à faire et que nous savons maintenant très précisément ce que nous voulons faire et comment. Ce qui n’est peut-être pas le cas de tous les éditeurs. Nous ne voulons pas faire des livres pour faire des livres, mais pour témoigner de certaines orientations de vie et d’écriture.

J. G. : Donc, pas d’impatience ?

G. P. : Le pire des choses c’est de vouloir aller trop vite en besogne, de chercher le succès immédiat et d’être ainsi obligé de doubler la mise en permanence. C’est souvent pour cela que de petites maisons d’édition sont obligées de s’arrêter prématurément. Les choses font leur chemin très lentement. Il faut que le temps soit d’emblée de la partie et il faut pour cela une grande persévérance.

J. G. : Le XXIe siècle sera spiritualiste ou ne sera pas ?

G. P. : Matérialiste tout autant, je l’espère. On est aujourd’hui seulement dans l’inconscience et l’oubli. La matière pourrait être la source des expériences les plus intenses si seulement elle était reconnue pour telle. Non, je crois qu’on sera obligé – on s’en aperçoit par les problèmes qui se font jour du point de vue écologique, mais aussi social, et politique – on sera obligé de se souvenir de notre condition d’humain sur une planète limitée, dans un temps limité avec un corps limité. Et de sentir, de penser, d’agir en conséquence. L’écriture n’est rien d’autre, je crois, que d’appeler sans cesse à se souvenir de ce que nous sommes. J’espère, sans beaucoup y croire, que le XXIe siècle dont nous parlent tant les politiques, sera celui du souvenir et de la lucidité.

G. P. : Accompagné, sans doute, d’une prise de conscience douloureuse ?

G. P. : Oui, un tel sentiment de la vie ne va pas sans tensions, sans déchirements. C’est en quoi l’écriture demeure un enjeu essentiel au sein de notre époque. Elle n’est pas une chose morte. Il faut vivre au centre même des aberrations de notre monde pour bien sentir combien il y a cette nécessité de sortir de l’oubli, de l’inconscience. Les hommes, aujourd hui, sont prisonniers de structures, de codes, de langages toujours plus complexes et plus fermés sur eux-mêmes. Tant qu’on n’arrivera pas à ce sursaut qui permette de les voir comme tels et à une certaine manière de les dominer, comment imaginer de recouvrer un peu de réelle liberté ? Notre condition humaine a ses limites étroites. Les connaître n’est pas très agréable. Mais c’est le seul moyen de vivre dans le réel. Il n’y a rien de plus vivifiant que cette connaissance-là. Notre langue maternelle est la première de nos prisons et celle dont nous sommes le plus inconscients. La traduction, conçue comme dialogue, comme remise en cause du fonctionnement de notre pensée, de notre sensibilité, est un moyen merveilleux d’en prendre conscience et de nous apercevoir que sans cesse les mots nous abusent. Elle est déjà, d’une certaine manière, une entreprise spirituelle, une entreprise de lucidité de l’esprit sur lui-même.

UNE PERSPECTIVE EUROPÉENNE

Entretien avec Françoise Germain

Extraits d’un article paru dans la revue L’Encrier, n° 18, novembre 1988

Françoise Germain : Dans votre recueil de poèmes, D’une obscure présence (Arfuyen, 1985), vous écrivez : « Mon exil, mon pays est un rêve / Entre Rhin et Loire, nulle part, une patrie du cœur. » Combien de temps avez-vous vécu en Alsace ? Vous sentez-vous en exil à Paris ?

Gérard Pfister : Mon grand-père et ma grand-mère paternels ainsi que leurs parents depuis environ 1630 sont nés à Colmar même. Durant plus de trois siècles, la famille s’est perpétuée entre les murs de la cité. Pas un seul de mes aïeux qui ait été prendre métier ou trouver épouse dans un village avoisinant. Ils étaient vignerons, mariniers, pêcheurs. En dernier lieu mon arrière-grand-père s’était établi bottier sur la grand-rue, dans la maison mitoyenne du Koïfhus et j’en garde encore une grande boîte en bois clair verni où étaient conservées les formes des pieds des notables de la ville. Je conserve même une photo prise probablement en 1911 (mon père n’était pas né) où l’on voit poser devant le magasin mon grand-père, ma grand-mère, leurs premiers enfants et leur employée. Par l’encadrement de la fenêtre de gauche du premier étage  apparaît mon  arrière-grand-père.  Une énorme botte est fixée à la hauteur de cette fenêtre.

Puis vient la rupture. Mon grand-père et ma grand-mère meurent et mon père, encore en bas âge, est recueilli par son oncle à Reichshoffen. À l’approche de la Seconde Guerre, il quitte l’Alsace pour Paris. C’est là que je suis né le 7 avril 1951. Je porte en moi tout ce très ancien héritage des hommes et des femmes d’Alsace dont je suis issu et, dans cette longue continuité, je suis le premier enfant qui n’y suis pas né. Mais lorsque je parle d’exil, ce n’est pas encore cela que je veux faire sentir. Je parle d’une patrie de l’esprit. D’un paysage intérieur. Patrie qui est nôtre irrévocablement et dont toujours cependant nous sommes en exil. Et cette patrie, pour la faire apercevoir, bien qu’elle ne soit nulle part, qu’elle soit un rêve, je la situe métaphoriquement entre le sombre Rhin et la Loire lumineuse, entre le Rhin mystique et la Loire des poètes, entre mon fleuve et la Loire de mon épouse, dans ce pays du cœur où sont nés mes enfants.

F. G. : Parlez-vous le dialecte Alsacien ? Pensez-vous qu’il soit nécessaire à nos compatriotes ?

G. P. : Mon père ne m’a pas transmis le dialecte et je le regrette. Il me semble que c’est comme une voix intérieure qui en moi a cessé de parler et peut-être n’ai-je le besoin d’écrire que pour recréer cette parole perdue.

F. G. : Comment s’est constitué le groupe Arfuyen ? Quels sont ses buts ?

G. P. : J’ai créé les Éditions Arfuyen en 1975 avec quelques amis intéressés comme moi par les problèmes de l’écriture, de la traduction et de l’édition. Trois numéros de revue ont été publiés, présentant notamment des textes de Georges Perros, Roger Munier, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, Henri   Bosco   ainsi   qu’une  vaste   enquête   sur les rapports entre lieu et création. Une soixantaine de volumes ont paru depuis lors, répartis entre six domaines : Alsace, textes mystiques, textes français, Europe, Proche-Orient et Extrême-Orient. L’ensemble de ces volumes, à de rares exceptions près, sont bilingues et consacrés à des auteurs majeurs du patrimoine. En Extrême-Orient, nous avons publié ainsi, par exemple, des volumes consacrés à des maîtres du haïku tels que Basho, Issa, Buson avec, en regard des textes français, la calligraphie des textes originaux.

Pour l’Alsace, nous sommes en train de publier à raison de trois volumes par an, grâce au partenariat du CIAL et à la collaboration des Dernières Nouvelles d’Alsace et de la DRAC, la plupart des grands textes du patrimoine littéraire et artistique alsacien. Ce faisant, notre souci est de travailler dans une perspective résolument européenne et d’atteindre, grâce à nos circuits de distribution et de diffusion, un public aussi large que possible au niveau national et à l’étranger. À ce jour ont déjà été publiés Ernest Stadler, Jean Hans Arp, Jean Tauler, Nathan Katz, Yvan Goll, Le Retable d’Issenheim de Margherita Guidacci et, tout récemment, Sur l’humi­lité de Maître Eckhart.

F. G. : Pour vous, qu’est-ce que la poésie ? Comment souhaitez-vous la faire connaître ?

G. P. : Écrire est pour moi un cheminement intérieur, une respiration. Un étonnement perpétuel. Mais il me semble que le problème n’est pas tellement d’écrire et bien plutôt de lire et, écrivant, de lire ce qui est écrit. Lire est bien plus exigeant, bien moins consolant. La difficulté me semble de créer un rapport différent entre le lecteur et le texte, plus intense, plus substantiel. Le choix d’Arfuyen de publier des textes forts, nourrissants et relativement brefs vient aussi de cette idée.

F. G. : D’après-vous, qu’est-ce qui fait le succès d’un livre ?

G. P. : Les meilleures ventes d’Arfuyenont presque toutes fait suite à la publication d’articles de presse. En revanche, certains articles n’ont eu aucun effet, soit qu’ils venaient trop tard après la sortie de l’ouvrage en question, soit qu’ils ne correspondaient pas à l’attente du public. A contrario, certains livres ont eu des ventes excellentes sans support de presse parce qu’ils correspondaient – et j’en étais le premier étonné – au goût des lecteurs à un moment donné. Le bouche à oreille devient de plus en plus important.

F. G. : Quels sont vos projets d’auteur et d’éditeur ?

G. P. : D’une obscure présence a été publié en 1985 aux Editions Arfuyen. Les Éditions Lettres Vives ont fait paraître l’an dernier Sur un chemin sans bord qui s’inscrit dans la même démarche. J’espère qu’un troisième recueil verra le jour l’an prochain chez Lettres Vives [Arche du souffle]. Arfuyen a de nombreux projets en chantier dans la série Alsace. Des ouvrages bilingues consacrés à des auteurs classiques japonais, à des textes mystiques chrétiens et islamiques et à des auteurs contemporains sont aussi en préparation.

Décembre 2022

Les livres publiés par les Éditions Arfuyen en 2022

En cette année marquée par le centenaire de la mort de Marcel Proust, les publications des Éditions Arfuyen se sont succédé à un rythme très soutenu. 17 ouvrages ont paru dans 6 collections différentes. Deux d’entre eux ont été consacrés à la réédition des correspondances de Proust avec deux de ses amis les plus proches, Robert de Billy et Antoine Bibesco. Au début 2021 avait déjà paru un Ainsi parlait Marcel Proust.

Telle a été la diversité de ces publications de 2022 qu’il n’est peut-être pas inutile d’en donner une liste récapitulative par collection. Des liens permettront d’accéder directement tant aux auteurs qu’à leurs livres.

LITTÉRATURE

♦♦♦  Dans la collection Ainsi parlait

Michel de Montaigne, Ainsi parlait Montaigne, lu et présenté par Gérard Pfister

Saint-Pol-Roux, Ainsi parlait Saint-Pol-Roux, lu et présenté par Jacques Goorma

André Gide, Ainsi parlait André Gide, lu et présenté par Gérard Bocholier

Épicure, Ainsi parlait Épicure, traduit du grec ancien et du latin et présenté par Gérard Pfister. BILINGUE

Jean de Ruysbroeck, Ainsi parlait Ruysbroeck l’Admirable, traduit du moyen néerlandais et présenté par Marie et Jean Moncelon. BILINGUE

♦♦♦  Dans la collection Les Vies imaginaires

Maurice Betz, Conversations avec Rainer Maria Rilke (Rilke vivant). Suivi de « De Paris à Strasbourg et Colmar avec Rainer Maria Rilke » de Camille Schneider. Postface de Jacques Betz

Antoine Bibesco, « Mon petit Antoine ». Conversations et correspondances avec Marcel Proust

Robert de Billy, « Mon cher Robert ». Conversations et correspondances avec Marcel Proust

Clotilde Marghieri, L’Île du Vésuve (Vita in villa). Traduit de l’italien par Monique Baccelli. Préface de Gérard Pfister

POÉSIE CONTEMPORAINE

♦♦♦  Dans la collection Les Cahiers d’Arfuyen

Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages

Laurent Albarracin, Manuel de Réisophie pratique

Benoît Reiss, Un dédale de ciels

♦♦♦  Dans la collection Neige

Giuseppe Conte, « Je t’écris de Bordeaux ». Blessures et refleurissements. Avec une préface originale de Giuseppe Conte. Traduit de l’italien et présenté par Christian Travaux. BILINGUE

SPIRITUALITÉ

♦♦♦  Dans la collection Les Carnets spirituels

Catherine Chalier, Rabbi Tsaddoq haCohen de Lublin (1823-1900). La clarté hassidique

Marie de la Trinité, Remédier aux grands désordres. Un message pour l’Église. Préface Jacques Arènes. Postface Éric de Clermont-Tonnerre, op.

Bède le Vénérable, Le Psaume des psaumes, traduit du latin et présenté par Sr Claude-Pierre, op, et Marthe Mensah

♦♦♦  Dans la collection Ombre

Henri Le Saux et Thérèse de Jésus, Le Swami et la Carmélite. L’appel de l’Inde. Correspondance 1959-1968. Préface et notes de Yann Vagneux

Novembre 2022

Le métier de vivre

Une année va se terminer. Dix-sept livres auront paru. Et tant d’autres ailleurs. Par dizaines de milliers. Pendant ce temps-là, la guerre. Une guerre stupide comme toutes les guerres, plus stupide encore d’être celle du pays le plus étendu du monde pour accroître encore son territoire. En en exterminant et déportant les populations. Une guerre de conquête comme on en croyait les siècles définitivement révolus.

Pendant ce temps-là, l’accélération d’une crise climatique dont les effets sont de plus en plus proches de nous: dès le début de l’été plus une goutte d’eau dans notre source ; les oiseaux, les insectes de moins en moins nombreux ; les vieux pins roussissant à vue d’œil.

Pendant ce temps-là, dans la société l’injustice de plus en plus en plus criante, le désarroi intellectuel et moral toujours plus inquiétant. L’imbécillité triomphante des médias de masse faisant pendant aux aberrations d’une quête d’identité de plus en plus crispée et délirante.

Dix-sept livres de plus. Qui nous ont pris une année de plus de notre vie. Pour entamer bientôt la 48e année des éditions que nous avons créées. Pourquoi faisons-nous cela ? Tant d’effort pour un résultat apparemment si limité face à la marée des produits de l’industrie éditoriale ? Et pourtant dans le même enthousiasme de la découverte et du partage qu’aux premiers jours, dans ces années 70 dont l’élan d’optimisme semble aujourd’hui si lointain.

Pourquoi éditer, traduire, écrire de tels livres aujourd’hui ? Car le pire est qu’il faille, semble-t-il, s’en expliquer, et presque s’en excuser. La prépondérance écrasante des livres qui ne sont que des produits industriels, à rotation rapide et obsolescence programmée, semble avoir fait perdre jusqu’à la notion même de ce qui faisait naguère la dignité particulière de ces frêles vaisseaux de papier.

Il est maintenant, dirait-on, entendu qu’un livre est fait pour toucher un maximum de lecteurs et qu’il n’a d’autre raison d’être que le niveau de ses ventes, solennellement affiché dans les magazines et les librairies comme un ultime argument : à quoi bon lire, n’est-il pas vrai, un livre qui ne jouirait pas de cette onction suprême ?

Des statistiques triomphalistes ont annoncé un regain d’amour pour le livre durant la pandémie. Mais qu’entend-on par « livre » ? Certes le chiffre d’affaires global du « livre » est passé de 2740 millions d’euros en 2020 à 3078 millions d’euros en 2021, soit une croissance de 12,4 %. Remarquons au passage combien ces 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires global du secteur de l’édition sont infimes si on les compare au chiffre d’affaires de sociétés comme Total (161 milliards en 2021), Carrefour (73 Mds) ou même la seule société de luxe Hermès (9 Mds, trois fois plus !).

Allons plus loin : qu’a représenté la littérature dans ce maigre montant ? 21 % du total contre 22,5 % l’année précédente. Dans le même temps, les bandes dessinées et mangas sont passées de 12,5 % du chiffre d’affaires de l’édition à 17,4 %. Un pareille analyse montrerait qu’au sein de ce qu’on appelle « littérature » la part des best-sellers et autres produits de consommation de masse tend à supplanter chaque année davantage ce qu’on honorait naguère du noble nom de littérature.

Qu’importe, dira-t-on, puisque c’est le goût d’aujourd’hui ! Les livres ne sont pas faits pour s’ennuyer et la littérature non plus. L’actualité est désolante : il nous faut du divertissement. Les logements sont exigus : il nous faut du livre jetable. Les écrivains sont de mauvais communicants : il nous faut des bateleurs qui savent défrayer la chronique et animer les plateaux.

Voire. N’y a-t-il pas seulement tromperie sur la marchandise ? Si l’on était obligé de « rappeler » les mauvais livres comme on a été obligé de rappeler les chocolats Kinder ou les pizzas surgelées Buitoni, la vie de bien des éditeurs serait impossible. Si l’usage s’imposait d’un « Nutriscore » pour les ouvrages dits de littérature, quels effrayants taux de graisses, de sucres et de sels verrait-on apparaitre, ravalant tous ces produits habilement « marketés » à des classements infamants ?

La comparaison n’est en rien inappropriée. Comme on ne mange pas seulement pour flatter ses papilles mais pour nourrir son corps, le plus efficacelment et le plus sainement possible, on ne lit pas seulement pour flatter ses instincts – au nombre desquels la paresse, le conformisme et le voyeurisme ne sont pas les moindres – , mais pour nourrir son esprit. Pour le faire grandir de toutes les manières : en largeur, en hauteur et en profondeur.

Les temps ne sont hélas pas si cléments qu’on puisse se dispenser de cet effort et croire pouvoir impunément, les études terminées, se considérer comme définitivement majeur et vacciné. « Mon métier et mon art, disait Montaigne, c’est vivre. » Croit-on suffisant d’avoir usé ses culottes dans les écoles pour prétendre le posséder un peu ? S’il est un métier où la formation permanente est plus qu’ailleurs encore nécessaire, c’est assurément celui-ci.

« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être », affirmait encore le Gascon. Ne cherchons pas ailleurs notre plaisir qu’en cette perfection-là, si même tous les fabricants de clinquant et de pacotille essaient de nous en détourner. C’est leur affaire – ce sont leurs chiffres d’affaires –, ce n’est pas la nôtre. La vie est trop courte et trop difficile pour ne pas s’aider des meilleurs compagnons que l’humanité nous a donnés : tant de livres écrits au travers des siècles, et aujourd’hui encore, pour nous apprendre le métier et l’art de vivre dignement, et autant que possible joyeusement.

Des livres que tant d’hommes ont loyalement écrits – et au prix souvent de lourds sacrifices – pour tâcher de se former eux-mêmes et qui nous sont, si nous le voulons, merveilleusement disponibles pour essayer de nous former nous-mêmes. Non pas pour nous voler notre temps et gaspiller notre énergie, mais pour faire de nous des hommes et des femmes libres. Des vivants.

L’année prochaine nous publierons à nouveau dix-sept livres. Nous lirons, nous traduirons, nous préfacerons, nous écrirons, nous éditerons. Si la vie nous le permet. Pour nous aider, pour aider chacun en ces temps de détresse à « savoir jouir loyalement de son être ».

Octobre 2022

Un jardin sur le Vésuve

C’était la veille de Noël, en 1979, via della Consulta, à Rome, tout près du palais du Quirinal. J’ai le souvenir d’une pièce très claire, d’une décoration raffinée. Dans un français impeccable, Clotilde Marghieri me confiait tout ce qu’elle devait à la littérature de cette langue, et en particulier à Madame de Sévigné et à Colette qu’elle plaçait au plus haut. Sa parole était vive et enjouée, et son visage, qui révélait un fort caractère, donnait une impression d’humour et d’élégance. Le téléphone sonnait, elle avait un sourire charmant pour nous prier de l’excuser et elle s’exprimait en anglais avec la même sûreté et le même naturel qu’elle le faisait à l’instant dans la langue de Molière. Elle parlait d’autres langues encore, me disait mon amie Margherita Guidacci, qui avait souhaité me la faire rencontrer, et par son raffinement, sa liberté de ton, son cosmopolitisme, elle semblait une de ces grandes dames de la littérature européenne du XVIIIe siècle à qui rien d’humain n’était étranger. «J’appartiens, m’écrivait-elle (en français), à un siècle où une lettre de Mme du Deffand arrivait à Voltaire à Genève en six jours » – se désolant qu’une de mes lettres ne lui soit parvenue au bout de 46 jours… […]

Je ne suis jamais allé à Santa Maria la Bruna, qui est le cadre de son premier livre, publié en 1960, L’Île du Vésuve, mais plus encore qu’à son appartement romain, c’est à ce lieu mythique, au pied du Vésuve, que mon souvenir l’associe. Est-ce là l’influence du prestigieux voisinage de cette Villa delle Ginestre, où Antonio Ranieri donna l’hospitalité à Giacomo Leopardi à la fin de sa vie ? Ces genêts qui ont donné leur nom à l’un des plus beaux poèmes de Leopardi, La Ginestra, qui commence par ces mots : « Là sur l’aride échine / Du formidable mont, / Ce Vésuve exterminateur, / Que rien n’égaie, arbre ni fleur, / Tu répands alentour tes buissons solitaires, / Odorant genêt, / Satisfait des déserts. » Clotilde Marghieri dépeint avec une telle simplicité, un tel charme la vie qu’on mène au flanc du « formidabil monte » qu’on croit y avoir soi-même habité. C’est aussi par ce livre, donné dès notre première rencontre, que je suis entré dans son œuvre, comme dans une de ces maisons où l’on a toujours envie de retourner. […]

En 1920, lors d’un somptueux bal donné dans une villa de Sorrente, Clotilde Marghieri avait rencontré l’avocat Gino Marghieri. Ils se marièrent la même année et eurent deux enfants, Massimo et Lucia. Le père du marié, Alberto Marghieri, avocat d’affaires renommé est alors recteur de l’université et deviendra bientôt sénateur du royaume d’Italie. Dans son appartement de la Piazza dei Martiri, il a pour hôtes habituels l’écrivain antifasciste Roberto Bracco et la romancière Matilde Serao, mais aussi, plus rarement, le philosophe Benedetto Croce et l’historien méridionaliste Giustino Fortunato.

Un été, durant ces années 20, Clotilde Marghieri fait à Capri la connaissance de l’écrivaine féministe Sibilla Aleramo. D’abord irritée par son personnage, elle la découvre bientôt sous un autre jour et conçoit pour elle amitié et admiration. Le même été, l’autrice d’Una donna lui fait rencontrer l’actrice sans pareille, Eleonora Duse.

De ses années florentines, Clotilde Marghieri a gardé de solides amitiés : c’est par Pellegrina Rosselli, devenue secrétaire de Bernard Berenson, qu’elle entre en relation, en 1926, avec l’Américain d’origine lituanienne. Leur première rencontre au Grand Hôtel de Naples sera le début d’une profonde amitié, dont porte témoignage la très riche correspondance échangée pendant près de trente ans.

Bien que toujours mariée, Clotilde décide en 1933 de quitter Naples pour vivre dans la villa vésuvienne de son père, à Santa Maria la Bruna, à laquelle elle donne le nom de son ancien collège, La Quiete. Choix audacieux que cet exil campagnard, qui choque aussi bien la bonne société napolitaine que sa propre famille, mais qui lui permet une fois pour toutes de s’émanciper du poids des conventions de son milieu et d’affirmer son indépendance. Dans cette retraite toute horatienne, elle reçoit nombre d’amis italiens et étrangers, venus souvent sur la recommandation de Berenson pour qui elle devient la « nymphe vésuvienne » ou la « nymphe solitaire ».

Aurait-elle jamais écrit si son ami Berenson ne l’y avait incitée avec tant d’insistance ? Elle plaisantait elle-même de ce « lent cheminement vers les lettres », dont elle avait fait le thème d’une conférence prononcée devant le Cercle de la Presse à Naples au début des années 60. Car son but, soulignait-elle, n’avait jamais été d’écrire : « Vivre, vivre le plus intensément possible », elle ne cherchait rien d’autre. Mais, tardivement dans sa vie lui était venue cette découverte que « le moyen de vivre le plus complètement est aujourd’hui d’écrire, car c’est encore le moyen le plus direct et le plus profond d’entrer en contact avec les autres ». […]

L’Île du Vésuve est dédié « À Angelica qui aima ses lieux ». Nièce de Clotilde, disparue très jeune, Angelica avait trouvé sur les flancs du Vésuve l’espace de son trop bref déploiement. Ainsi, même un livre aussi lumineux et enjoué que celui-là ne va pas sans quelque secrète blessure. Ses menues histoires, son humour malicieux ne nous parleraient pas avec tant d’émotion si nous n’y sentions ce fond de gravité qui fait la personnalité même de l’ermite vésuvienne.

Giovanni Battista Angioletti, qui écrivit pour l’édition italienne du livre une lettre liminaire et qui devait mourir à Santa Maria la Bruna un an après la parution de celui-ci, a bien marqué la dimension d’ombre qui s’y trouve : « L’Île du Vésuve, écrit-il, est une aventure merveilleuse ; mais comme toutes les aventures, elle connaît ses tempêtes et ses soudaines menaces imprévues de naufrage. » C’est pourquoi, ajoute-il, c’est un «livre plein d’amour, et d’un amour cependant caché sous un très dense filigrane d’ironie, de respect, d’irritation et d’amusement. Précisément pour cela, c’est un livre vivant et pleinement loyal. »   (L’Île du Vésuve, de Clotilde Marghieri. Extraits de la préface de Gérard Pfister).

Septembre 2022

L’éternelle jeunesse d’Épicure

Épicure se flattait de n’avoir eu aucun maître que lui-même. Après avoir accompli son éphébie à Athènes, il s’établit à Colophon, sur la côte ionienne, au nord de Samos où il a passé son enfance. Non loin de là, sur cette même côte, enseignait Nausiphane, disciple de Pyrrhon, et c’est là que, semble-t-il, Épicure en reçut l’enseignement. Il le nie cependant avec vigueur, et le traite dans ses lettres d’« illettré », de « menteur » et de «prostitué ».

À Mytilène, où Épicure commence lui-même deux ans plus tard d’enseigner, il se retrouve en concurrence avec les représentants de l’école platonicienne, parmi lesquels Praxiphane dont il aurait, toujours selon Apollodore, également subi l’influence. Mais Épicure n’a pas de mots assez durs contre les platoniciens que, dans ses lettres, il appelle « les dionysolâtres » (les flatteurs du tyran Denys) et Platon lui-même qu’il appelle « le Doré ». Il n’est guère plus indulgent à l’égard d’Héraclite, « embrouilleur », de Démocrite, « bavard », ou de Pyrrhon, « ignorant » et « grossier ».

Mais la méfiance d’Épicure ne s’étend pas seulement aux différentes écoles philosophiques, elle s’applique plus largement à toutes les disciplines de la culture classique : « Fuis toute forme de culture, écrit-il à son disciple Pythoclès, toutes voiles déployées. » À quoi bon, en effet, des philosophes, des lettrés qui ne nous aident pas à être heureux ? « Il faut méditer, écrit-il au jeune Ménécée, sur ce qui procure le bonheur, puisque, lui présent, nous avons tout, et, lui absent, nous faisons tout pour l’avoir. »

On ne s’étonnera pas, en conséquence, que la pensée d’Épicure, qui se pose d’emblée en opposition frontale avec toute la philosophie et toute la culture de son temps, ait porté en tous les lieux et toutes les époques où elle est réapparue un même ferment de contestation radicale vis-à-vis de toutes les idéologies politiques, sociales ou religieuses.

Cette pensée ne prétend certes nullement à une action militante contre les pouvoirs en place. Elle s’en défend, bien au contraire, avec la plus claire détermination. Mais c’est là qu’est son plus grand danger : elle donne simplement, fortement le goût du bonheur et le sens de la liberté. Elle témoigne qu’on peut vivre autrement, toujours. Qu’il n’y a pas de fatalité, pas de malédiction. Qu’il faut seulement vivre et ne pas avoir peur.

À travers les siècles, la pensée d’Épicure n’a cessé, face à toutes les formes d’oppression, d’apporter un message d’émancipation. Quand la Rome antique étouffait de plus en plus sous le poids de l’omnipotence impériale et du fatalisme stoïcien, c’est dans les cercles épicuriens que demeurait un esprit de liberté. Et quand l’Europe de la Renaissance tentait de se délivrer du joug des monarchies absolues et du dogmatisme chrétien, c’est encore sous l’inspiration d’Épicure que les penseurs libertins et les philosophes des lumières recouvraient le sens de l’autonomie de l’individu.

« Le bonheur est une idée neuve en Europe », proclamait le révolutionnaire Saint-Just le 3 mars 1794. Mais cette idée « neuve », ne venait-elle pas en droite ligne d’Épicure ? Et en cette aube du troisième millénaire, quand la planète s’interroge sur les moyens de sauver la nature sans asservir l’homme, n’est-ce pas une fois encore dans la filiation d’Épicure que pourrait se concevoir une nouvelle forme de vie qui soit tout à la fois respectueuse de la terre et de l’humanité ? […]

On connaissait par Diogène Laërce le recueil de quarante aphorismes intitulé Maximes capitales. En 1888 parut dans la revue Wiener Studien sous le titre « Gnomologium vaticanum » un nouveau recueil de 81 aphorismes, – dont 13 reprenaient des textes déjà présents dans les Maximes capitales.

Le manuscrit de ces « Exhortations d’Épicure » (leur titre grec), aujourd’hui connues sous le nom de Sentences vaticanes, avait été « découvert » par Karl Wotke dans le Codex Vaticanus Graecus 1950, manuscrit datant de la première moitié du xive siècle et bien connu, du fait de son caractère composite, des spécialistes de Xénophon et de Marc Aurèle. Le mérite de Wotke était principalement de s’en faire l’éditeur, avec l’aide de Hermann Usener qui avait accepté d’accompagner les textes d’une préface et d’une postface. […] 

L’année même précédant la parution du « Gnomologium vaticanum », Usener venait de livrer ce qui reste aujourd’hui encore le principal ouvrage de référence pour la connaissance du corpus philosophique d’Épicure : les Epicurea, une somme de plus de 500 pages présentant l’ensemble des textes d’Épicure transmis par Diogène Laërce ainsi que l’ensemble des citations d’Épicure chez les auteurs anciens grecs et latins.   

Cette somme permet, d’une part, de recouper le texte de Diogène Laërce avec les versions transmises par d’autres auteurs de l’Antiquité et, d’autre part, de compléter le texte de Laërce des nombreux autres éléments, souvent essentiels, qui n’y figurent pas.

L’ensemble des textes sont présentés selon un plan rigoureux qui permet un inventaire commode des fragments recensés par thème et sous-thèmes. Les Epicurea collectent d’abord, dans une brève intoduction, les « témoignages » sur Épicure : ses livres, sa langue et son style. Il rassemble ensuite dans une première partie les « fragments extraits d’œuvres connues » sur les différents textes d’Épicure : ses livres, ses lettres et ses propos (Usener n° 1 à 218). Il livre dans une seconde partie des « fragments de source incertaine » concernant les différentes parties de sa philosophie : prolégomènes, canonique, physique et éthique (Usener n° 219 à 607).

Les Epicurea offrent une masse de documentation très riche et touffue que Hermann Usener a conçue avant tout comme un outil de travail pour ceux qui voudraient après lui travailler à l’interprétation des textes d’Épicure. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que, près de 150 ans après leur parution, cet ouvrage reste d’un accès difficile.

L’ouvrage a certes été réédité en 2010 par Cambridge University Press, mais par repro-duction de l’édition originale d’Hermann Usener, entièrement rédigée en latin. Grâce au dynamisme des études consacrées à la pensée d’Épicure en Italie, à la suite d’Ettore Bignone, de Graziano Arrighetti et de Margherita Isnardi Parente, c’est à la patrie de Lucrèce que l’on doit la seule édition complète des Epicurea en langue moderne, par les soins de Giovanni Reale et d’Ilaria Ramelli.

Il ne saurait être question ici de proposer à notre tour une traduction en français de l’ensemble des Epicurea. Aussi bien notre propos n’est que de rendre aisément accessibles au lecteur français les textes essentiels retrouvés ou identifiés par Hermann Usener qui constituent les compléments indispensables du corpus d’Épicure tel qu’on le présente habituellement.

Ces textes sont tellement essentiels, en effet, à l’égal des Maximes capitales ou des Sentences vaticanes, qu’on ne saurait plus lire aujourd’hui d’étude sur Épicure qui ne s’y réfère abondamment. Ce n’est pas ailleurs que dans ces Epicurea qu’on pourra, par exemple, trouver mention du fameux clinamen, si déterminant pour la pensée de la liberté chez Épicure. Ce n’est pas ailleurs qu’on trouvera la célèbre injonction « Cache ta vie!», qui se situe pourtant au centre de sa pensée du bonheur.

Il nous a semblé intéressant de présenter ici un large choix de ces pensées, en donnant à chaque fois, face au texte original grec ou latin, une traduction que nous avons voulue aussi littérale que possible. Nous nous sommes limités dans ce choix à des fragments qui, citant des propos d’Épicure lui-même, soient de même nature que les Maximes capitales ou les Sentences vaticanes. C’est ainsi un ensemble de 242 fragments nouveaux qui s’ajoutent aux 108 aphorismes du corpus habituel – compte tenu des recoupements entres Maximes et Sentences. (Ainsi parlait Épicure. Extraits de la préface de Gérard Pfister).

Juin 2022

Les souvenirs de Robert de Billy, ami et mentor de Proust

Comme Proust doit sa gloire à un seul livre, on tend à le voir aussi tout d’une pièce : malingre, mondain, esthète, éthéré. Bien qu’il suffise de lire La Recherche pour s’assurer du contraire, le cliché a la vie dure, et son fameux portrait en « Homme au camélia » – l’œil sombre, le teint pâle – par le peintre Jacques-Émile Blanche ne contribue nullement à le dissiper.     

C’est sans nul doute pour faire raison de tels préjugés, que Robert de Billy, de deux ans plus âgé que Marcel, a dès 1930 publié ses correspondances et conversations avec l’écrivain. Il était certainement le plus légitime à le faire car nul n’a eu avec Proust une aussi longue et simple  amitié. Étrangement, ce livre de souvenirs merveilleusement écrit et d’une rare perspicacité – « Vous êtes un grand psychologue », notait Proust – n’a depuis près d’un siècle jamais été réédité. Il nous livre pourtant un Proust d’autant plus passionnant qu’inattendu.

En voici un premier exemple : Proust soldat. La durée du service militaire était alors de cinq  ans, mais réduite à une seule année pour les volontaires. Ces derniers servaient dans le rang tout en étant traités comme des élèves officiers. Engagé conditionnel le 11 novembre 1889, Proust est appelé sous les drapeaux le 15 dans le 76e régiment d’infanterie à Orléans. Il est amusant de lire son livret militaire : « Nom : Proust. Prénoms : Valentin, Louis, Georges, Eugène, Marcel. Profession : étudiant. Cheveux : châtains. Yeux : châtains. Taille : 1 mètre 68. » Ce qui fait tout de même 2 cm de plus que le président Sarkozy.

« Vous qui aimez tant les choses de l’intelligence… », l’avait gentiment raillé Anatole France dans le salon de Mme Arman. « Je n’aime pas du tout les choses de l’intelligence, s’était rebiffé le jeune homme, je n’aime que la vie et le mouvement. » De fait, il adora l’armée. « Il est curieux, écrira-t-il plus tard à un ami, que vous ayez considéré l’armée comme une prison et moi comme un paradis. » Le voici cavalier, escrimeur, randonneur, nageur… Tout l’enchante. « Le caractère agreste des lieux, la simplicité de quelques-uns de mes camarades paysans, […] le calme d’une vie où les occupations sont plus réglées et l’imagination moins asservie que dans toute autre, […], tout concourt à faire aujourd’hui de cette époque de ma vie comme une suite de petits tableaux pleins de vérité heureuse et de charme » (in Les plaisirs et les Jours, 1896).

Au bout de trois mois de service, en février 1890, le fantassin Proust, recommandé par son père, est invité à dîner en compagnie d’un de ses camarades par le préfet du Loiret, M. Boegner. Ils y font la connaissance d’un autre engagé conditionnel, Robert de Billy, du 30e régiment d’artillerie. Le regard qu’a ce brillant élément sur Marcel Proust, empêtré dans « une capote trop grande pour lui », est sans clémence : « Sa démarche et sa parole ne se conformaient pas à l’idéal militaire. Il avait de grands yeux interrogateurs et ses phrases étaient aimables et souples. » Rien pour plaire à ce brillant rejeton de l’aristocratie protestante. « Ce soir-là, je ne sais ce qui plut en moi à Marcel. Il est probable que, s’il vivait, il ne le saurait pas plus que ce qui me fit oublier sa tenue flottante et souhaiter le revoir. Ainsi débuta une amitié longue et sans nuages. »  

Parmi bien d’autres facettes que nous livre Billy, en voici une autre qui ne manque pas de piment : Proust boursicoteur. Céleste Albaret nous avait prévenu : « En plus des lettres, tous les matins il lisait les journaux. Il y avait un kiosque sur le boulevard, en face de la maison ; de là, on nous les montait. Leur lecture entrait dans les routines ; il ne laissait pas passer un jour sans les regarder attentivement. » La politique, la diplomatie, la vie mondaine, les arts, la littérature, tout l’intéressait. Mais rien autant que l’actualité boursière : « Tous les matins, souligne Céleste, il lisait les pages spéciales sur la finance dans les journaux ; le soir aussi, on allait lui acheter tout exprès pour cela Les Débats, Le Temps et les publications de la Bourse. » Une telle curiosité n’était évidemment pas qu’intellectuelle : de même qu’il lui arrivait de jouer des sommes folles au baccara, Proust avait le goût des actions – et surtout des plus hasardeuses. Les mines d’or l’attiraient, les sociétés pétrolières, et toutes les pires  spéculations. « Papa prétendait que je mourrais sur la paille, avait-il un jour confié à sa fidèle gouvernante ; je crois qu’il avait raison. »

Sa pire opération : en septembre 1911 Proust avait acheté à terme un gros montant d’actions de mines aurifères. Le cours du métal fin n’avait cessé de baisser et Proust, pour reporter sa position, n’avait au d’autre choix que de régler à chaque fin de mois d’énormes moins-values. En mars, il n’y tint plus et se résolut à prendre la totalité de sa perte. Bien sûr, l’or commença de remonter dès le lendemain… Par chance, son vieil ami de Billy avait épousé la fille du tout-puissant gouverneur de la Banque de France, Paul Mirabaud, et l’écrivain aux abois savait pouvoir compter sur ses conseils avisés, voire sur une intervention salvatrice : « J’ai eu la folie, lui écrivait-il, pour des raisons que je vous dirai, de faire une spéculation grosse pour moi. J’ai acheté à terme 1500 Rand Mines, 300 Crown Mines et 1000 Spassky. J’ignorais que j’avais une différence à payer dès janvier. J’ai reçu une première note de X francs du coulissier et, n’ayant rien pour les payer, j’ai écrit à la Maison X… qui m’a répondu en m’envoyant mon compte où j’étais en déficit de X francs. J’ai donc fait différents emprunts. Croyez-vous qu’il y ait intérêt pour moi à garder ces Rand Mines et ces Crown Mines encore un mois ? Y a-t-il des chances de hausse ? Cette fièvre du jeu, qui s’était déjà manifestée à Cabourg sous forme du baccara et maintenant sous cette forme plus grave, ne durera pas. Peut-être est-ce la stagnation de ma vie solitaire qui a cherché son pôle opposé. »

Robert de Billy était diplomate de carrière – et du plus haut talent puisqu’il fut à l’ambassade de France au Japon le successeur de Paul Claudel. Il ne lui fallut pas moins de délicatesse, de patience et de « psychologie » pour faire face aux requêtes en tous genres que ne cessa de lui adresser Marcel, en position d’éternel cadet. Même lorsque Proust se retira du monde, Billy resta son plus dévoué confident : « Ses visites, se souvient Céleste, duraient trois, quatre, cinq heures, très avant dans la nuit. »

D’où l’intérêt exceptionnel du témoignage que nous livre ici Robert de Billy. Avec l’élégance et la sobriété qui le caractérisent, l’auteur conclut son récit par ces simples mots : « Je voudrais avoir aidé à fixer les traits intellectuels et moraux d’un homme auquel je dois tant d’élargissement mental, et tant de belles images. Le mot “amitié” qui s’applique trop souvent à de simples camaraderies, je le vois illuminé de douceur, de malice et de compréhension profonde, quand je pense à Marcel. »